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L’Égypte entre islamisme et fantômes de l’ancien régime

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Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle égyptienne étaient attendus comme la consécration d’un an et demi de révolution, place Tahrir comme ailleurs. Ils sont tombés, un islamiste et un proche d’Hosni Moubarak seront en lice lors du second tour les 16 et 17 juin. Si ces résultats sont surprenants et dénués du sens que les Égyptiens ont voulu donner à leur révolution, ils sont le résultat d’une Égypte partagée entre la peur du chaos et la lassitude d’une révolution qui dure. Pourtant, l’esprit de la place Tahrir n’a pas disparu, il s’est révélé dans les urnes et se concrétisera dans la future Égypte.

Karim Emile Bitar est directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste du Proche et Moyen-Orient et des questions sociétales relatives au monde arabe.

Il est également directeur de la rédaction de L’ENA hors les murs, la revue mensuelle des anciens étudiants de l’ENA. Intervenant fréquent dans divers instituts et grandes écoles de commerce, il y enseigne les relations internationales, la philosophie politique et le management.

L’esprit de la place Tahrir est faible dans les urnes

Le choix des Égyptiens à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle s’est porté sur deux candidats plutôt surprenants, au regard de l’esprit de la révolution qui a animé l’Égypte depuis un an et demi. Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans et Ahmed Chafiq, dernier Premier ministre d’Hosni Moubarak ne représentent rien de l’esprit de la place Tahrir. Quelle est votre analyse de la situation ?

Regardons d’abord le verre à moitié plein avant de s’attarder sur la partie vide. Il y a deux ans, tout le monde regardait avec anxiété Hosni Moubarak préparer une succession dynastique en léguant le pouvoir à son fils en organisant une mascarade constitutionnelle. Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de ce vieux pays, 50 millions d’électeurs ont été appelés à voter pour choisir leur président parmi une large palette de treize candidats représentants tous les courants politiques du pays. Cet évènement montre que la révolution n’a pas été un simple coup d’épée dans l’eau.

Malgré tout, il est vrai que les résultats de ce premier tour sont très décevants. Les deux candidats sélectionnés ne représentent pas du tout l’esprit de la Place Tahrir.

Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans est en tête avec 24,3% des voix. Derrière ce score, il faut comprendre que la confrérie a perdu de nombreuses voix depuis les élections législatives qui les avaient donnés largement vainqueurs dans tout le pays. Les Égyptiens sont déçus de leur performance à l’Assemblée. C’est donc leur réseau très développé dans tout le pays qui leur a assuré assez de voix pour atteindre le deuxième tour.

Pour Ahmed Chafik, la configuration est différente. Il est le candidat de la contre-révolution et de nombreux facteurs ont joué en sa faveur. Il a d’abord bénéficié du soutien massif de l’armée et des grandes institutions du pays ainsi que des anciens milieux d’affaires de Hosni Moubarak. De nombreux Égyptiens lassés de la révolution et aspirants au retour à la loi et à l’ordre lui ont accordé leur confiance ainsi qu’une grande partie de la communauté copte, qui représente environ 8 ou 9% de la population et qui considère Ahmed Chafik comme un rempart contre l’islamisme.

Lorsqu’on analyse les résultats de plus près, on se rend compte que le candidat de la gauche nassérienne, Hamdine Sabahi, directement issu de la révolution, a fait de très beaux scores dans les grandes agglomérations. Il est arrivé largement en tête au Caire, à Alexandrie et à Port-Saïd. Le jeune candidat libéral de gauche, Khaled Said, qui était le candidat le plusproche de l’esprit Tahrir et dela jeunesse révolutionnaire a également fait un score honorable, même s’il a souffert du « vote utile » qui a conduit nombre de ses partisans à voter pour un « grand » candidat.

Plus généralement, si l’on additionne les scores de tous les candidats libéraux, on réalise que l’esprit de la révolution s’est largement manifesté dans les urnes.

Un ancien de Moubarak contre un Frère musulman

Peut-on parler du second tour de la présidentielle comme d’un face à face entre deux extrêmes ?

Pour beaucoup d’Egyptiens, il s’agit en effet d’un choix entre la peste et le choléra. L’ancien Premier ministre Ahmed Chafik était un des « durs » du régime Moubarak. C’est un Dick Cheney à l’égyptienne. Pendant la révolution, il a largement participé à la répression contre les manifestants. Il se positionne comme le candidat du retour à l’ordre. Dans ses discours, il salue la révolution et rend hommage à la jeunesse révolutionnaire mais personne n’est dupe. Toutes les forces hostiles à la révolution égyptienne en interne (les résidus du système Moubarak) et en externe (comme Israël et l’Arabie Saoudite) ne verraient pas d’un mauvais oeil son retour au pouvoir.

En face, Mohamed Morsi ne séduit pas la place Tahrir qui considère que les Frères musulmans ont renoncé à leur parole en présentant un candidat à l’élection, alors qu’ils s’étaient auparavant engagés à ne pas briguer de mandat présidentiel afin de ne pas monopoliser le pouvoir. Par ailleurs, Mohamed Morsi est un homme peu charismatique, qui n’a été investi comme candidat que lorsque le premier candidat officiel a été invalidé par le comité électoral.

Ahmed Chafik comme Mohamed Morsi ont un point commun : ils n’ont pas retenu les leçons de la révolution.

Derrière cette configuration, il y a également un paradoxe qui réside dans le fait que personne ne sait actuellement quelles seront les prérogatives du président égyptien puisque la Constitution n’a pas encore été achevée.

L’esprit de la révolution est-il amené à disparaître après l’élection d’un des deux candidats encore en lice ?

Pas forcément,

En cas d’élection d’Ahmad Chafik, il y aura probablement un appel à une nouvelle mobilisation dès les premiers jours du mandat du prochain président. Les forces en présence pourraient au contraire se réunir et redynamiser l’esprit de la révolution.

Un mouvement d’opposition se créera sans doute autour de leaders ou de partis libéraux ou islamistes modérés. Avant même les élections, on voit cela se dessiner. Les concertations ont déjà commencées et certains ont lancé l’idée d’une présidence tournante à la tête de ce comité.

Les libéraux ne sont pas morts

Pensez-vous que l’armée, à l’issue du scrutin, acceptera sans complications de confier le pouvoir à une autorité civile ?

Ce n’est pas gagné. L’armée est en place, au pouvoir depuis 1952. Elle contrôle entre 15 et 25% de l’économie nationale, du PIB égyptien, qu’il s’agisse d’usines, de terres, de boutiques en tout genre ainsi que de très nombreux privilèges. L’armée est partout et cherchera, à tout prix, à conserver son pouvoir.

Elle pourra garder ce pouvoir si Ahmed Chafik accède à la présidence.

La situation sera plus compliquée si le candidat des Frères musulmans devient président, mais elle continuera à jouer un rôle important en coulisses.

L’armée dispose également du soutien des États-Unis qui  souhaitent surtout le respect des accords de Camp-David de 1978 qui assurent la sécurité de leur allié israélien. L’armée est aussi, pour les États-Unis, un gage de sécurité autour du Canal de Suez, par où passe 9% du commercemondial, et plus généralement dans toute la région, en limitant les risques de mouvements de déstabilisation.

Finalement, au vu de ces résultats, certains Égyptiens ne pensent-ils pas « c’étaient mieux avant » ?

[image:2,n]Les Égyptiens ne pensent sans doute pas que la situation politique étaient meilleure du temps de Moubarak, mais beaucoup craignent la déstabilisation que pourraient engendrer les surenchères révolutionnaires. Ils sont nombreux à craindre un désordre économique et ont peur pour l’avenir. Cette crainte les conduit au repli et au vote sécuritaire.

Même s’ils sont nombreux à avoir choisi Ahmed Chafik pour ces raisons, les égyptiens ne sont pas nostalgiques de l’ordre ancien. Il n’y a pas autant de contre-révolutionnaires. Ahmad Chafik a profité du désarroi et de la désorganisation des libéraux, ainsi que du soutien sans faille des milieux d’affaires et de l’armée.

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