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Et vous, «coucheriez-vous avec un Arabe?»

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Tel-Aviv la libérale comme scène

« Coucheriez-vous avec un Arabe/un Juif ? » C’est autour de cette simple question, posée tout au long du film à ceux qui font les nuits de la très libérale Tel-Aviv, que se construit le film de Yolande Zauberman. Avec, en toile de fond, le questionnement des liens souvent étroits et contradictoires entre individualité et identité. Des liens particulièrement tiraillés quand ils se mêlent au désir.

Le film est tourné de façon quasi amateur. Dans la nuit agitée et festive de Tel-Aviv, la réalisatrice tient sa caméra et interroge. Elle-même se dit timide. Un challenge donc, relevé avec un certain succès. Elle est accompagnée de deux « complices » : Sélim Nacib, qui prenait le son, et Elanit Leder, qui braquait une lampe torche au visage des fêtards, parfois pris au dépourvu, parfois non. Les gens sont là au naturel, sans fard.

Un interrogatoire en règle en somme, qui ne semble pourtant pas irriter ceux qui en sont l’objet. Même ce motard, qui répond à la question par un « Fuck you ! » bien senti, semble plus amusé qu’agacé. Il faut dire que l’ambiance des nuits de Tel-Aviv ne prête pas au conflit, si l’on excepte certaines bagarres en boîte. Mais au final, ce sont des jeunes et moins jeunes de toutes nationalités, de toutes sexualités et de tous bords qui s’amusent. Parfois dans le même lieu. L’une des scènes se déroule même dans une des fêtes gays palestiniennes de l’association Al-Qaws, à laquelle nous avions consacré un article.

Dans les mêmes lieux, Juifs et Arabes

Et parmi eux, il y a des Juifs certes, mais également des Arabes. Près de 20% de la population israélienne est arabe comme le rappelle le film. « Ceux qui ont choisi de ne pas partir » après 1948, et leur descendance, précise la réalisatrice. Ceux qui sont partis n’avaient pas forcément le choix, mais passons. Le film n’est pas centré sur cet éternel conflit. Pourtant, celui-ci est bien là, diffus, lointain, mais présent. Omniprésent même.<!–jolstore–>

Il est en fait au cœur de la question que pose Yolande Zauberman à ses interlocuteurs. Une question qui semble si naturelle dans le contexte des célèbres soirées de Tel-Aviv. Il y a des Juifs, des Arabes, des bars et des discothèques. Le sexe est évidemment dans toutes les têtes. Alors, ces Juifs pourraient-ils coucher avec ces Arabes ? Et inversement ? Une question simple, qui devrait aller de soi.

Chez certains, l’individualité règne

Mais rien ne va de soi, même dans la libérale et accueillante Tel-Aviv. Bien sûr, certains n’hésitent pas. « J’aime les seins, les lèvres, les cheveux, pas les Juifs ou les Arabes », répond ainsi Juliano Mer-Khamis, un acteur. Il est Israélien par sa mère, Palestinien par son père. Ce dernier tenait un théâtre à Jénine, où il enseignait notamment les arts dramatiques à des jeunes filles et mettait en scène des pièces parfois provocantes. Une originalité, et un combat qui lui ont coûté la vie : il a été assassiné peu de temps après le tournage.

Un autre homme met en avant son refus d’être un « Israélien standard », abruti par le « lavage de cerveau » de son gouvernement. Eux, mettent en avant leur individualité, leurs goûts, leur personnalité, et rejettent les cases, les catégories, les camps dans lesquels on voudrait bien les placer. Un autre dit même « nous sommes tous Arabes », quoi qu’ils puissent tous penser en somme. Ceux-là, sont la glorieuse exception. Peut-être sont-ils sincères, peut-être cultivent-ils leur spécificité, mais ils existent.

Confusions entre individu et groupe

Mais pour d’autres, la réponse est moins évidente. Rires gênés, hésitations, contradictions sont autant de réactions filmées. Il y a ceux qui sont catégoriques : non, hors de question. Une jeune femme juive confie même que c’est « débandant » : elle craint de tomber amoureuse, de se mettre dans une situation délicate. Autour d’une chicha, partagée par des jeunes juifs et arabes, une fille arabe Israélienne reste à l’écart. Quand la réalisatrice lui pose sa question, inversée pour le coup, elle répond par un simple non. « Pourquoi ? » lui demande-t-elle alors ? « Parce que je les hais. […] Vous coucheriez avec quelqu’un qui a tué votre famille ? » Pourtant, aucun Israélien n’a tué quelqu’un de sa famille. Première confusion entre individualité et identité.

L’ennemi est une notion omniprésente. Mais quel ennemi ? Beaucoup d’interviewés soulèvent cette notion. Sans être vindicatifs, parfois même avec un sens certain de l’autocritique. « Je comprends qu’ils nous haïssent. On est arrivés et on leur a dit de partir », avance ce jeune Israélien. Son amie monte au créneau : « Mais toi tu n’as rien fait de mal ! » Ce qui est véritablement sous-jacent dans le film, c’est la question de l’identité, cette identité qui, malgré tout, reste au-dessus de toute autre considération individuelle.

Le sexe militant : une part du problème, pas sa solution

La difficulté d’extraire un individu de sa communauté, de son identité est à la source de toutes les craintes, de toutes les hésitations. Mais, également, de tous les enthousiasmes. Au début du film, une jeune fille est persuadée de travailler pour la paix lorsqu’elle couche avec un Palestinien. Elle dit que cela donne au sexe une dimension politique. Son propos est sans doute louable, encore que le sexe et les sentiments ne sont pas supposés être politiques, mais, comme le rappelle Juliano Mer-Khamis, on ne résoudra pas « le conflit israélo-palestinien au lit » . Le sexe, ce n’est que du sexe.

Mais là encore, le propos de la jeune fille est motivé par une incapacité, au fond, d’arracher l’unique de l’ensemble. Et envers cet ensemble, on peut être hostile ou bienveillant, mais on reste profondément conscient que coucher avec « le camp d’en face » reste une problématique, une source de questionnements.

Un film actif

Toutefois, et c’est là, sans doute, que réside l’intérêt du film, les interlocuteurs de Yolande Zauberman ne restent que rarement campés sur leurs positions. La réalisatrice ne se contente pas de la première réponse, celle du réflexe, de l’instinct. Que ce soit par un silence prolongé ou une petite réflexion – presque – innocente, elle pousse systématiquement les personnes interviewées à se remettre en question, à se questionner.

On est ainsi confronté, en tant que spectateurs, aux états d’âmes de certains, qu’ils soient à la source d’une justification d’opinion ou à celle d’un changement d’avis d’ailleurs. D’autres n’arrivent tout simplement pas à expliquer les causes de leurs positions, sans doute parce qu’ils ne se sont jamais vraiment posé la question. La poser, c’est déjà faire avancer les choses.

Comment dépasser son appartenance communautaire ?

Mais il reste au final très difficile de s’extraire et d’extraire l’autre du carcan identitaire, façonnés dans un cas comme dans l’autre dans le feu du conflit par le martellement de la propagande, de l’Histoire revisitée et des idéologies. Sans en être conscients, Juifs israéliens, Arabes israéliens et Palestiniens restent, pour la plupart, impuissants dans une situation qui n’est pas « prévue ». Et ceux qui décident, à l’image de Juliano Mer-Khamis, de casser ces chaînes communautaires, se mettent plus ou moins en danger. Les couples mixtes – « un crime » déplore un Arabe israélien interrogé – quand ils existent, peuvent succomber sous le poids des désaccords politiques ou des pressions familiales.

Pour s’échapper de cette complexe prison identitaire, certains envisagent la fuite : quitter le pays, leur famille, leurs amis, qui sont pour eux autant de geôliers. D’autres restent et font face en reniant des identités dans lesquelles ils ne se reconnaissent pas nécessairement. Juliano Mer-Khamis était, peut-être, l’un d’entre eux. La plupart, en fait, ne s’en évaderont pas. Car c’est au fond ce qui ressort de Would You Have Sex With An Arab ? : film, résolument peu engagé en apparence, il illustre en fait le combat de l’individu contre son identité. Ce combat existe évidemment partout, mais, ici, il est particulièrement exacerbé. Dans ce contexte, la question est simple. Pas la réponse.

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