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Istanbul change de visage à marche forcée

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« Si nous ne nous préparons pas à un tremblement de terre, beaucoup de personnes mourront ».

Depuis son balcon, Yasin Kenar observe le quartier de Sumer où il a grandi. « Celui là n’est pas sûr ». Yasin pointe du doigt un immeuble de cinq étages. « Et celui là non plus ». Selon lui, si un tremblement de terre majeur touche la ville d’Istanbul, un tiers des bâtiments présents dans cette rue s’effondreront. Les larges fissures traversant les murs de son balcon semblent lui donner raison. « Mon bâtiment n’est pas sûr. Je suis sûr à un million de pour cent que ce bâtiment n’est pas assez solide [pour survivre à un tremblement de terre, ndlr] ». Pour Yassin, c’est une évidence : « si nous ne nous préparons pas à un tremblement de terre, […] beaucoup de bâtiments s’effondreront et beaucoup de personnes mourront ». 

Les plans d’action sont controversés

La mairie est au fait de l’état des infrastructures du quartier de Sumer les bâtiments sont trop hauts et les rues si étroites qu’en cas de catastrophe un camion de pompier ne pourrait passer. Les autorités ont entrepris de rénover les quartiers les plus à risque, mais les plans sont controversés. Beaucoup d’habitants seront contraints de quitter leur logement et les organisations de défense des droits de l’homme s’inquiètent d’un plan visant plus à la création de richesses au profit de la ville et moins à la sécurité de ses résidents. 

15 000 appartements seraient détruits en cas de séisme

Ces dix dernières années, la construction des immeubles à la périphérie de la capitale turque n’a été que peu ou pas contrôlée. À Zeytinburnu, une circonscription qui comprend une douzaine de quartiers, dont Sumer, les autorités estiment que 2300 bâtiments, soit près de 15 000 appartements, seraient détruits en cas de tremblement de terre. Et Zeytinburnu n’est qu’une des 39 circonscriptions d’Istanbul. Au total, les ingénieurs civils estiment que 2 des 3 millions de bâtiments résidentiels sont à risque. Les tentatives répétées de détruire certains d’entre eux pour rénover les quartiers ont échoué après que des habitants ont porté ces décisions devant la justice.

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Le séisme d’Izmit : un signal d’alerte pour les autorités

Pourquoi s’inquiéter aujourd’hui du risque de séisme ? Istanbul est situé dans une zone à fort risque sismique, à 20 kilomètres seulement de la faille nord-anatoliennel’intersection de la plaque eurasienne et anatolienne. La ville a toujours été exposée aux catastrophes de ce type. Depuis 1500 ans, chaque siècle, un séisme de magnitude 7 ou plus frappe la ville. Le dernier date de 1894. Selon les sismologues, les séismes dérivent vers l’ouest le long de la faille et se rapprochent lentement de la capitale. Ces informations ne sont pas nouvelles, mais ce n’est qu’avec le séisme d’Izmit, en 1999, que les autorités ont commencé à s’inquiéter.

Pendant trente ans, l’urbanisme a été très peu contrôlé

Le recensement de la population d’Istanbul est très approximatif et les chiffres oscillent entre 12 et 19 millions de personnes, avec une croissance exponentielle de l’ordre de 2 millions ces cinquante dernières années. Durant les migrations massives des années 1960-70-80, le gouvernement a distribué à ses résidents des licences gratuites leur permettant d’agrandir leurs maisons. Les maisons à un seul étage se sont rapidement transformées en bâtiments de quatre ou cinq étages aux fondations instables. À la suite du tremblement de terre d’Izmit, la ville a engagé des ingénieurs et les départements de recherche de certaines universités pour réaliser une étude sur l’état des infrastructures de la ville et établir un plan d’action pour armer la ville contre la supposée catastrophe à venir. 

Le plan d’origine était politiquement inapplicable

Metin Ilkisik travaille sur ce projet depuis maintenant plus de dix ans. Il fut un des ingénieurs à concevoir la première version du plan d’action : « Earthquake Master Plan ». Un plan bien pensé, mais que le gouvernement n’a pas pu l’appliquer, selon Ilkisik. « Nous établissons si un bâtiment est à risque ou non. Si c’est le cas, le gouvernement doit signifier aux gens qu’ils ne peuvent utiliser ce bâtiment comme résidence et qu’ils doivent aller vivre ailleurs. Si c’est un bâtiment, tout va bien, mais quand il s’agit de 3000 différents comme dans le cas de Zeytinburnu… alors c’est un problème politique de taille ». En somme, le plan était politiquement inapplicable.

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La loi « disaster » donne un appui législatif au plan d’action

Mais le plan d’action bénéficie désormais d’un appui législatif. La nouvelle loi « disaster » permettra de « redémarrer la machine », selon Ilkisik. Elle permettra au gouvernement d’imposer aux propriétaires soit la reconstruction dans les normes, soit la vente – à prix fixé par le gouvernement – des bâtiments jugés à risque sans qu’il aient la possibilité de porter l’affaire en justice. Le gouvernement a promis aux habitants des appartements neufs, mais aussi plus petits, dans leur actuel quartier de résidence. Les anciens bâtiments – rachetés par l’État – seront démolis et les terrains revendus. Les opposants à la loi, eux, craignent une montée des prix de l’immobilier dans les zones rénovées et un éloignement des habitants vers des quartiers plus éloignés.

Le gouvernement turc peut intervenir sur 92 % du territoire national

Par ailleurs, le gouvernement ne nécessite que l’accord de 70% des propriétaires d’un bâtiment pour procéder à sa sécurisation ; les propriétaires ne peuvent se battre que sur le prix de vente. Une façon de faire logique pour Iklisik : « Si je vais au tribunal, c’est que je ne veux pas vendre et si vous, vous vivez dans le même bâtiment que moi, c’est votre vie que je risque ». Mais Cihan Baysal, un activiste qui a travaillé pour l’ONU sur les expulsions forcées n’est pas d’accord. « Selon les rapports géologiques, 92% du territoire turc est sujet à de forts risques sismiques. Donc, d’après la loi, le gouvernement peut intervenir n’importe où en Turquie […] et comme il est interdit de porter l’affaire devant la justice, vous ne pouvez que débattre sur le prix de vente, mais dans tous les cas, votre maison sera détruite ».

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Un « nettoyage » des quartiers pauvres ?

La crainte de Cihan Baysal, comme pour beaucoup, est que cette loi soit utilisée pour « nettoyer » les quartiers pauvres et construire notamment des hôtels. Ces inquiétudes semblent légitimes alors que la mairie d’Istanbul vient de simplifier les démarches d’acquisition des terrains, rachetés par le gouvernement, pour les entrepreneurs.

Les projets urbains sont approuvés en moins de trois jours

Dans le bureau de Zafer Alsac, un des quatre maire-députés de la circonscription de Zeytinburnu, le mouvement est permanent. Toutes les demi-heures un groupe de personnes se présente pour rendez-vous. « Les projets sont approuvés dans un délai de trois jours, alors que dans d’autres municipalités cela prendrait autour d’un mois ,» affirme fièrement Alsac. « Notre but est de faire monter la valeur du terrain jusqu’à son niveau réel ». Toujours selon Alsac, le redéveloppement de Zeytinburnu est un projet à long terme qui inclut la construction d’un port de plaisance et d’un complexe commercial de bord de mer dont le chantier sera achevé dans trente ans

Les autorités ne consultent ni n’informent la population

Autour de Sumer, les chantiers ont déjà commencé. Un bâtiment de résidences est déjà presque terminé. La municipalité affirme que, d’ici septembre, 400 des 750 appartements de l’immeuble seront disponibles. Mais les habitants du quartier ne sont pas aussi confiants. « Personne ne sait ce qui va se passer », nous explique Nargis Salcaoglu, résidente à Sumer depuis maintenant quinze ans et propriétaire de son propre appartement. « Personne n’est venu nous dire quoi que ce soit ». 

Global Post / Stéphan Harraudeau pour JOL Press

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