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Anne Nerdrum: «Comme du temps de la dissidence soviétique…»

[image:1,l]Vendredi 12 octobre, le Comité Nobel norvégien pourrait attribuer son célèbre prix à un ressortissant russe. Ni Vladimir Poutine, ni Dmitri Medvedev n’ont – reconnaissons-le – la moindre chance ou le moindre mérite. Si le prix Nobel de la Paix 2012 est russe, il serait à chercher du côté des militants des droits de l’Homme et pour la liberté d’expression. 

Depuis le retour au Kremlin de Vladimir Poutine, au printemps de cette année, la situation inquiète les observateurs occidentaux. Au point que refleurit une expression d’un autre temps, la « dissidence ». Qui sont ces « nouveaux dissidents » ? Assistons-nous à une re-soviétisation du régime russe? Un entretien avec Anne Nerdrum, responsable de la coordination Russie à la section française d’Amnesty International.

La justice russe n’est pas indépendante

JOL Press : Le verdict en appel dans le jugement des Pussy Riot est tombé mercredi 10 octobre. Le tribunal municipal de Moscou a remis en liberté Ekaterina Samoutsevitch alors qu’il confirmait la condamnation à deux ans de colonie pénitentiaire des deux autres membres du groupe. Quelle est votre réaction ?

Anne Nerdrum, responsable de la coordination Russie à la section française d’Amnesty International : Ekaterina a bénéficié d’une sentence suspensive, elle n’est pas complètement blanchie. On s’en réjouit. Ses deux autres camarades seront bien envoyées dans des camps et, pour elles, nous continuons notre action.

Du point de vue d’Amnesty International, ce que nous défendons, c’est la liberté d’expression.

JOL Press : Cette relative indulgence du tribunal, c’est un signe d’apaisement de la part du pouvoir russe ?

Anne Nerdrum : Je ne crois pas. Vladimir Poutine a estimé publiquement que la condamnation des trois jeunes femmes était légitime : « Elles le voulaient, elles l’ont eu », a-t-il dit en substance.

Ce procès montre, une fois de plus, à quel point la justice en Russie n’est pas indépendante. Des « happening artistiques », il y en a déjà eu. Ce qui leur est reproché, c’est de s’être attaqué au lien étroit entre le pouvoir en place et l’Église orthodoxe. Même si je tiens à ajouter, qu’en vertu de l’article 14 de la constitution russe, la Russie est un État laïque.

JOL Press : Vous êtes inquiète pour l’avenir des deux punkettes emprisonnées ?

Anne Nerdrum : Ces deux jeunes femmes sont envoyées dans des camps. Comme toutes les femmes, les camps où elles passeront deux ans seront des camps « à régime ordinaire ». Mais ces camps seront très loin de Moscou. Elles seront séparées et se trouveront à la merci de l’animosité de leurs codétenues, condamnées pour des délits de droit commun.

Connaître le commanditaire de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa

JOL Press : Autre cas particulier… Samedi 6 octobre marquait le sixième anniversaire de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa. Pensez-vous que l’on connaîtra un jour la vérité ?

Anne Nerdrum : Oui, je pense qu’on retrouvera un jour le coupable.

Un ancien colonel du FSB – les services secrets héritiers du KGB soviétique – a été inculpé du meurtre d’Anna Politkovskaïa. Il a sans doute aidé à recruter le commando auteur de l’assassinat.

Mais, cela ne nous dit pas qui est le commanditaire. Pourtant, il est indéniable que cette triste affaire est l’illustration des liens étroits entre le pouvoir, la police ou milice, les services secrets et la mafia.

JOL Press : La justice russe rechigne-t-elle à faire toute la vérité ?

Anne Nerdrum : Initialement, lorsque l’enquête était traitée localement, la collaboration était effective, le directeur de Novaya Gazeta, le journal auquel collaborait Anna, l’a rappelé. C’est au niveau fédéral que se trouvent les blocages, et qu’il n’y a aucune collaboration.

Les enfants d’Anna Politkovskaïa enquêtent, ses anciens collègues enquêtent aussi… La justice gagne du temps.

Un arsenal législatif contre les « agents de l’étranger »

JOL Press : La liberté d’expression et les droits de l’Homme se détériorent-ils en Russie ?

Anne Nerdrum : Oui. Ils n’ont cessé et ne cessent de se détériorer.

En 2006, une loi avait eu pour objectif de réglementer le rôle des ONG. Mais, depuis quelques mois, toute une série de textes est venu compléter un arsenal législatif déjà contraignant. À la mi-juillet, trois lois ont été votées, renforçant le contrôle des ONG. En vertu de l’une d’entre elles, à compter de novembre, toute organisation recevant des financements de l’étranger devra se déclarer comme « agent de l’étranger ». C’est difficile pour des Russes… Or, il existe quantité d’ONG qui ne peuvent survivre que grâce à des fonds étrangers.

Dans le même temps, le pouvoir a lancé une campagne médiatique dénonçant les connivences entre certaines associations et l’étranger. Ces ONG sont qualifiées d’« ennemies du peuple » – recours à un jargon qui rappelle véritablement celui utilisé du temps de l’Union soviétique.

Sur le fond, on assiste au même processus qu’en Union soviétique. Ne pouvant pas toujours lutter contre ces associations, le régime parlait alors d’« agitation et de propagande anti-soviétique » ou de « diffamation anti-soviétique ».

Mais, ce n’est pas tout… Le 6 juin – jour de la Patrie -, une loi a réduit la liberté de manifester. Participer aujourd’hui à une manifestation non autorisée est passible de 1200 euros d’amende. Une autre loi permet de dresser une liste noire des sites internet, faisant renaître la crainte d’une censure.

Enfin, le 21 septembre, la Douma a adopté une loi présentée par le FSB punissant la trahison, l’espionnage et la divulgation de secret d’État. Ainsi, se retrouve menacer quiconque, par exemple, mettrait en cause la régularité d’un scrutin électoral.

JOL Press : Ce processus que vous décrivez s’est accéléré depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin au printemps dernier ?

Anne Nerdrum : Indéniablement, même s’il s’était poursuivi sous Medvedev.

Pas encore de goulags mais de « nouveaux dissidents »

JOL Press : Peut-on, selon vous, parler de « nouveaux dissidents » avec toute la force du terme « dissident » tel qu’il était employé à l’époque de l’URSS ?

Anne Nerdrum : Il n’y a plus à proprement parler de goulag – même si certaines colonies pénitentiaires pour hommes s’en rapprochent. On n’envoie pas massivement des opposants politiques ou des journalistes dans des hôpitaux psychiatriques. Pourtant, les nouvelles lois que je décrivais sont directement inspirées de l’Union soviétique et cela suscite de vives inquiétudes quant  à l’utilisation que le pouvoir pourra en faire à l’avenir.

JOL Press : Dans ce contexte, comment peut agir Amnesty International ?

Anne Nerdrum : Nous produisons des rapports, notamment destinés au Conseil de l’Europe. Nous conduisons des actions de sensibilisation, lançons des pétitions, organisons des conférences, soutenons directement nos camarades sur place.

Et pour ces actions, nous nous appuyons largement sur les canaux diplomatiques traditionnels.

JOL Press : Quel jugement portez-vous, à titre personnel, sur l’attitude des gouvernements occidentaux vis-à-vis du pouvoir russe et de la situation en Russie ?

Anne Nerdrum : Je ne peux parler que du cas français. Je collabore très étroitement avec les services du Quai d’Orsay et je dois dire que l’aide de mes interlocuteurs est très précieuse. Ils nous soutiennent – et ont notamment facilité l’obtention de visas pour des activistes en danger.

C’est au-dessus que cela coince sans doute un peu plus. Une question de Realpolitik sans doute, et puis, Vladimir Poutine vend du pétrole et du gaz…

Parler d’eux pour les protéger

JOL Press : Les noms de « nouveaux dissidents » ou d’ONG russes sont évoqués pour le prix Nobel de la paix 2012, dont le lauréat doit être connu ce vendredi 12 octobre. Quel impact pourrait avoir une telle reconnaissance ?

Anne Nerdrum : Toute publicité, tout coup de projecteur sur leur situation est utile. Cela les protège personnellement et met en alerte contre les violations des droits de l’Homme.

JOL Press : Comme à l’époque de l’Union soviétique…

Anne Nerdrum : Comme du temps de la dissidence soviétique… ceux qui ont survécu sont ceux qui ont bénéficié d’une certaine notoriété en dehors des frontières de la dictature.

D’ailleurs, avant de conclure, je souhaiterais dire un mot sur le Caucase du Nord. Nos contacts sur place nous permettent de penser que la situation en Tchétchénie s’est aggravée ces derniers temps. Le lien avec la justice est coupé  et il n’y aurait plus de volonté politique d’aboutir à une solution. On sait qui a tué Natalia Estemirova, journaliste russe, responsable du bureau tchétchène de l’ONG Memorial, assassinée le 15 juillet 2009…

Et puis je suis très inquiète pour Tatiana Lokchina de Human Rights Watch qui a reçu de nombreuses menaces de mort ces derniers temps. Il faut en parler pour les protéger.

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press – Mercredi 10 octobre 2012

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