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Accès aux soins: le fossé sanitaire se creuse en Russie

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Âgée de 65 ans, Galina Nikolaeva, retraitée, ne peut s’empêcher de pleurer lorsqu’elle se rappelle la façon dont elle a été soignée après son attaque cardiaque le soir de la Saint-Sylvestre.

« Si je n’avais pas eu mon attaque dans cet hôpital, je ne serais plus en vie. J’en suis certaine. Je crois que c’est le seigneur qui m’a envoyé ici », affirme Galina, dont la pension de 8000 roubles par mois (200 euros) ne lui permet pas de souscrire à une assurance santé, même bas-de-gamme.

Galina Nikolaeva a été admise à Saint-Alexei, un hôpital public respecté de Moscou et dans lequel l’Église orthodoxe russe fournit un service médical gratuit. Et elle ne pense pas qu’elle aurait survécu à son dernier souci de santé si elle n’avait pas pu bénéficier de ce qu’elle appelle « l’attention » et « l’amour » du personnel médical.

« Ce ne sont pas des louanges dans le vide, assure Galina. Je dis simplement ce qu’il en est, et je suis bien placée pour juger de cela : j’ai fréquenté de nombreux hôpitaux ces 25 dernières années. »

La fin de l’URSS a creusé le fossé sanitaire…

La Constitution russe garantit l’accès gratuit aux soins médicaux pour tous, mais bon nombre de Russes jugent que cette égalité théorique est bien loin de la réalité. Selon eux, il y a deux sortes d’accès aux soins : ceux qui peuvent s’offrir des cliniques privées ou profiter des traitements payés par l’État, et ceux qui doivent subir les files d’attente des salles de soins bondées ou de seconde main simplement parce qu’ils n’ont pas pu rassembler les fonds nécessaires.

Depuis l’effondrement de l’URSS, beaucoup pensent que les années de capitalisme à l’occidentale ont davantage enrichi la tranche la plus aisée de la société, alors que la majorité des Russes sont toujours aussi mal-lotis. Et, bien qu’à l’époque soviétique, la fortune personnelle se faisait discrète, la Russie d’aujourd’hui serait davantage celle de l’ostentation des richesses personnelles.

… et les inégalités sociales

Les inégalités dans l’accès aux soins et à la santé reflètent ce que les analystes nomment un fossé grandissant entre les riches et les pauvres dans un pays ou le salaire minimum est de 130 euros par mois, mais aussi où l’on compte une centaine de « milliardaires en dollars ». Et selon le rapport du Crédit Suisse sur les richesses globales, ces milliardaires possèderaient 30 % des biens personnels du pays.

Le coefficient Gini de la Russie – la mesure standard des inégalités de revenus – classe la Russie au-dessus des États-Unis et des quatre autres pays des « BRICS » (Brésil, Chine, Inde, Afrique du Sud ) ; la population russe serait donc plus homogène. Mais si la Russie s’en sort aussi bien, c’est en partie parce que le gouvernement a relogé ses citoyens dans des appartements lors de la privatisation de masse qui résulta de l’effondrement de l’Union soviétique.

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Se tourner vers les organismes de charité

Au cours des deux dernières décennies, la confiance portée aux soins gratuits en Russie a chuté, stimulant la création de cliniques privées dont certaines ont acquis une réputation mondiale et ont attiré les investissements étrangers.

Pour autant, des millions de Russes comme Galina Nikolaeva n’ont jamais mis un pied dans de tels instituts.

Craignant d’être abandonnées sans réelle garantie médicale, les couches les plus pauvres de la société, comme les retraités, sont reconnaissantes envers les organismes de charité comme les Sœurs de la Miséricorde, qui font partie du personnel de l’hôpital Saint-Alexei.

Et ils savent combien ils sont chanceux d’avoir pu franchir le seuil d’un tel établissement.

Les Sœurs de la Miséricorde garantes de la santé des plus pauvres

Les Sœurs de la Miséricorde forment une congrégation religieuse internationale apparue au milieu des années 1800. Mais en Russie, elles gagnèrent leur considération en tant qu’infirmières sous l’ère tsariste orthodoxe, durant laquelle elles soignaient les blessés de la guerre de Crimée. Par la suite, elles se rassemblèrent en un mouvement national qui envoyait des communautés dans tout le pays afin d’aider les pauvres, les sans-abris et les malades.

Ces communautés durent se cacher dans la Russie soviétique athée. Mais suite à l’effondrement de l’URSS il y a seulement deux décennies, elles revinrent sur le devant de la scène afin de gérer un certain nombre de programmes visant à soigner les pauvres.

Les Sœurs, qui portent à nouveau le foulard traditionnel des infirmières, suscitent désormais les éloges des patients de Saint-Alexei, dont la plupart sont des retraités chrétiens orthodoxes. Pour Svetlana Prokofeva, 74 ans, et qui se remet d’un empoisonnement de l’estomac et d’une pneumonie, les soins prodigués dans cet hôpital lui donnent la sensation d’être « comme au paradis. »

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Conduire un taxi pour soigner sa fille

Pour chaque patient recevant des soins dans un hôpital de renom de Moscou, des milliers de personnes doivent faire face à de longues files d’attente et subir des traitements qui ne sont plus aux normes, avec un matériel médical obsolète dans des régions qui ne sont pas en mesure d’offrir un traitement médical à tout le monde.

Irina, une élégante retraitée de 70 ans avec une tignasse de cheveux blancs, arbore un modeste maquillage et un manteau chic noir. Depuis un mois, elle passe ses journées derrière le volant d’un taxi à sillonner les rues enneigées de Moscou.

Veuve, Irina explique que ses revenus de chauffeuse de taxi sont la seule façon d’accumuler assez d’argent pour soigner sa fille. Retenant une larme avec une gêne apparente, elle raconte que sa fille aînée de 33 ans, divorcée et traductrice germano-russe, est atteinte d’une leucémie avancée qui nécessite une transfusion sanguine d’urgence, afin de remplacer ses plaquettes.

« Je ne sortirai pas de cette voiture tant que je n’aurais pas réuni 5000 roubles, dit-elle. C’est ce que coûte un donneur pour une seule journée. Ils ont dit que si elle n’avait pas ce nouveau sang, il serait bientôt trop tard et les conséquences de la maladie deviendraient irréversibles. En fait, c’est littéralement une question de vie ou de mort. »

« Ce système de santé est mauvais »

En tant qu’ancienne fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, Irina touche une pension mensuelle de 13 000 roubles (320 euros). Elle dit qu’elle n’a personne vers qui se tourner.

« Si quelqu’un essaye de me dire que nous avons un bon système de santé, que vais-je lui répondre ? Que ce système est mauvais. Où vais-je pouvoir trouver 5000 roubles en une journée ? Dites-le-moi, où ? »

Elle refuse de donner son nom de famille ou d’être photographiée par honte pour elle et sa fille. « Je ne suis pas en bonne santé non plus, avoue-t-elle. Je suis handicapée, et j’ai des soucis avec mes poumons. Mais je dois conduire pour gagner de l’argent. J’ai honte, incroyablement honte. Une femme de mon âge, conduire un taxi… C’est honteux. »

« Les médecins veulent surtout gagner de l’argent » 

« Je souhaiterais tellement que les soins ne coûtent pas si cher, confie Lioubov Mitichkina, une Sœur de la Miséricorde et infirmière en chef à Saint-Alexei. La tranche la plus vulnérable de la population doit vraiment recevoir des aides du gouvernement ; pour l’instant, ils ne peuvent recevoir des soins gratuits que dans une certaine mesure. »

Alexander Saversky, à la tête de la Ligue de protection des droits du patient, déclare que le système de santé est de plus en plus axé sur le traitement payant. Selon lui, les hôpitaux publics offrent des services payants en parallèle des services gratuits. Il devient alors plus rentable pour les médecins de diriger les patients vers les traitements payants.

« Nous avons des files d’attente dans les hôpitaux parce que les médecins veulent gagner de l’argent, poursuit Saversky. Ils créent donc ces files pour que les patients se dirigent vers les services payants afin de ne pas avoir à attendre. »

D’après Alexander Saversky, le système de soins ne s’est pas encore remis des problèmes survenus dans les années 1990 après l’éclatement du bloc soviétique. Selon le rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), rendu en 2000, la Russie occupe la 130e place. Selon Saversky, le système russe se serait détérioré plus vite encore que celui de ses voisins ex-soviétiques que sont le Kazakhstan et la Biélorussie, respectivement situés à la 64e et à la 72e place.

La santé inquiète plus que la corruption

Des recherches menées par le ROMIR ont démontré que, l’année dernière, 65 % des Russes ont payé pour des soins médicaux, tandis que 20 % des patients ont effectué des versements informels à leurs médecins. L’institut d’étude estime que ces clients-fantômes ont représenté 4,2 milliards d’euros l’an passé.

Natalya Bondarenko, du centre Levada, affirme que le nombre de Russes déclarant que le système de santé va de pire en pire grossit chaque année. En 2012, des sondages ont montré qu’il s’agissait d’un épouvantail national plus grand encore que celui de la corruption, et de l’une des principales causes de manifestations contre le président Vladimir Poutine.

« Les gens se sentent bien plus concernés par le système de santé que par la corruption ou l’amélioration des services de police, assure Natalya Bondarenko. C’est un indicateur plutôt significatif dans notre pays. »

JSC Medicina : un palace pour hôpital

Elena Prikhodova est directrice générale d’un fond qui accorde une couverture sanitaire au personnel de la clinique JSC Medicina, une clinique haut-de-gamme réservée aux élites créée en 1990. Selon elle, la part croissante de Russes ne pouvant se payer des soins dans le privé va probablement se tourner vers les services publics.

« L’accès gratuit aux soins médicaux n’existe pas en Russie, dénonce-t-elle. La gamme des médicaments remboursés est très réduite, et vous avez toujours besoin de plus. Donc en Russie, si vous voulez rester en réelle bonne santé, il faut payer. »

À la clinique JSC Medicina, la première consultation avec un médecin coûte entre 60 et 75 euros. Une Maserati est garée devant l’entrée et un joueur de harpe joue à l’accueil alors que le réceptionniste dirige les patients à travers de spacieux couloirs lambrissés. Ces derniers mènent jusqu’à des salles immaculées dotées d’un équipement de pointe.

Une clinique dernier cri reservée aux élites

Elena Prikhodova s’est récemment blessée à la jambe en glissant alors qu’elle faisait le lit de ses enfants chez elle. Elle fut rapidement reçue par un médecin, qui lui fit faire une radio et lui prescrivit un traitement de première classe.

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La clinique JSC Medicina dispose d’un département communication et marketing, qui ne permet pas aux journalistes d’interroger n’importe quel patient. Ce département transmet des photos promotionnelles, montrant de vastes salles de réveil dignes d’un hôtel et qui mettent en vedette les patients allongés dans de grands lits matelassés, un téléphone ancien à leur côté. Et pour cause, les clients de cette clinique sont uniquement des cadres supérieurs, des personnalités culturelles ou des hommes politiques.

Qnaud les cliniques publiques refusent les opérations risquées

Les Sœurs de la Miséricorde font des rondes nocturnes avec un groupe de bénévoles et proposent un abri, de la nourriture et des soins à ceux qui sont à la rue pendant les hivers rudes de Moscou. Elles aident également les familles démunies à amasser des fonds pour parer aux soins médicaux coûteux.

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Sans ces aides charitables, il est probable que Dasha Smirnova, 12 ans et en fauteuil roulant, n’aurait pas survécu à 2012. Née avec une paralysie cérébrale, les médecins ont dit à sa mère Polina qu’elle mourrait si elle ne subissait pas une opération chirurgicale très risquée de la moelle épinière.

Pourtant, le meilleur institut public de Russie a refusé de procéder à cette opération, laissant ainsi une seule option à Polina : faire appel à des chirurgiens moins expérimentés de Moscou. « Je leur ai demandé s’ils avaient déjà réalisé ce genre d’opération, et ils m’ont clairement avoué qu’ils ne l’avaient pratiquée que deux fois en un an, raconte-t-elle. Dasha est ma seule enfant, et j’ai décidé d’envisager d’autres options. »

Une solution : se faire opérer à l’étranger

À 37 ans, Polina Smirnova n’est pas pauvre. Elle est propriétaire d’un appartement de neuf étages hérité de la privatisation massive des logements après l’effondrement de l’URSS. De plus, elle gagne 40 000 roubles par mois (presque 1000 euros) en tant qu’assistante dans une entreprise de joaillerie.

Pourtant, elle l’avoue, l’opération, le fauteuil roulant, les médicaments et la rééducation de sa fille surpassent de loin ce qui est pris en charge par son assurance.

Après s’être adressée à divers organismes de charité et de soutien, Polina est parvenue à récolter 1,6 million de roubles grâce aux Sœurs de la Miséricorde (presque 40 000 euros). Cet argent lui a permis d’emmener Dasha en Allemagne afin qu’elle soit opérée, mais aussi de lui acheter un fauteuil roulant allemand de meilleure qualité.

« Le système retombe toujours sur le patient »

Polina Smirnova sait combien elle a été chanceuse de trouver l’aide des Sœurs. Chaque année, des milliers d’enfants sont laissés à des orphelinats dès que leurs parents s’aperçoivent que des problèmes de santé comme une paralysie cérébrale sont des charges financièrement insurmontables.

« L’État ne paye pas pour les médicaments des enfants handicapés, explique Polina, qui dépense plus de 150 euros chaque mois dans une liste de médicaments de plusieurs pages. Moi je dois acheter ces médicaments, et je me sens abandonnée par l’État. »

Saversky, de la Ligue de protection des droits des patients, résume ainsi la situation des Moscovites face aux soins médicaux : « Le patient est constamment divisé : va-t-il choisir les pilules qui agissent vraiment ou celles qui vont le mutiler ? Va-t-il aller vers la prothèse qui rouille ou vers celle qui va tenir toute sa vie ? De toute façon, le système finit toujours par retomber sur le patient… »

GlobalPost / Adaptation : Antonin Marot pour JOL Press

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