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C.Steuer: «La construction d’un État islamique est un objectif à long terme»

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JOL Press : Durant les manifestations qui ont précédé le vote de cette constitution, l’opposition s’est constituée de mouvements, à l’origine radicalement opposés mais unis autour du même objectif. Qu’en est-il aujourd’hui, sont-ils toujours réunis au sein du même camp ?

Clément Steuer : Si la constitution est maintenue, et les élections organisées à la date annoncée, les partis de l’opposition auront l’occasion de participer à l’amendement du texte constitutionnel. La dernière déclaration constitutionnelle adoptée par le président Morsi avant l’organisation du référendum prévoit en effet que la première tâche de la future législature sera de revenir sur les articles contestés. L’opposition a donc intérêt à demeurer unie, dans la mesure du possible, si elle veut être en mesure d’introduire dans le texte constitutionnel des dispositions plus à même de garantir les libertés formelles, ainsi que l’égalité de tous les citoyens (y compris les femmes et les minorités religieuses) devant la loi.

Cependant, si tous les partis de l’opposition s’accordent sur la nécessité de défendre le principe de citoyenneté contre les tentatives d’islamiser l’État et le droit égyptien, ils se divisent sur d’autres questions presque aussi importantes aux yeux de l’électorat. La question sociale notamment, susceptible de fissurer le front de l’opposition (qui comporte aussi bien des militants ouvriers que des représentants des intérêts de diverses fractions de la bourgeoisie égyptienne). La place à réserver à l’appareil de sécurité – notamment l’armée – au sein des institutions de l’État, ainsi que l’attitude à adopter par rapport aux notables locaux autrefois liés au PND (les « feloul ») sont également des sujets sensibles sur lesquels de profonds désaccords persistent entre les mouvements de l’opposition.

De profonds désaccords entre les membres de l’opposition

De manière générale, même si des accords existent au niveau national, les appareils partisans ne sont pas toujours en mesure d’imposer leurs décisions aux sections locales, d’autant que les candidats pressentis disposent souvent en propre d’importantes ressources – tant en termes financiers que de réseaux de solidarités locales – qui leur permettent de prendre le dessus dans leurs négociations avec la direction de leurs partis respectifs. Il ne faut donc pas s’attendre à voir l’opposition marcher comme un seul homme dans ces élections. Néanmoins, il est probable qu’une forme lâche de coordination soit mise en place entre les diverses composantes de l’opposition, sur le modèle de ce qu’ont fait les Frères musulmans et les salafistes lors des précédentes élections parlementaires. Une telle forme de coordination constituerait indéniablement un progrès par rapport à la situation qui avait prévalu en 2011-2012, lorsque les organisations socialistes et libérales avaient affronté le scrutin en ordre dispersé.

JOL Press : Diriez-vous que l’Égypte, en deux ans de tentatives de reconstruction, est seulement devenue islamiste ?

Clément Steuer : Non. Le référent religieux demeure évidemment un puissant levier de mobilisation électorale, encore décuplé par les organisations caritatives et éducatives tenues par les Frères musulmans, qui leur assurent un important ancrage tant parmi les classes moyennes diplômées – auxquelles elles fournissent un travail dans leurs écoles et hôpitaux – que parmi les populations les plus démunies qui dépendent de leur service dans un contexte de désengagement de l’État. Cependant, les islamistes au pouvoir se heurtent à une importante résistance populaire (notamment au Caire, à Alexandrie, et dans les campagnes du Delta), ainsi qu’à la défiance de plusieurs secteurs de la société qui estiment, souvent à juste titre, être malmenés par les Frères (justice, médias, monde ouvrier, etc.)

Ainsi, si le texte constitutionnel adopté le mois dernier accorde au référent islamique une place encore plus importante que l’ancienne constitution, il ne suffira pas en l’état à entraîner une islamisation du droit positif, du fait notamment des réticences de l’appareil judiciaire. Pour les Frères musulmans, la construction de l’État islamique demeure un objectif de long terme, et ils estiment que la société égyptienne n’est pas encore prête à cela. Dans cette optique, la conquête du pouvoir politique devrait s’inscrire dans le cadre d’une stratégie graduelle d’islamisation de la société, entamée dès les années 1970. Cependant, le fait même de disposer du pouvoir étatique, dans un contexte d’importantes difficultés économiques et sociales, joue contre cette stratégie de long terme. Les Frères se trouvent en effet exposés, jugés responsables de toutes les difficultés de la société égyptienne.

Le religieux prend une place plus importante dans la constitution

Cette position contribue donc paradoxalement à délégitimer leur discours à base religieuse, de plus en plus largement perçu comme n’ayant aucune prise sur les difficultés concrètes de la vie quotidienne des citoyens égyptiens. Depuis sa création dans les années 1920, la posture oppositionnelle de la Confrérie et les mesures répressives prises à son encontre avaient contribué à légitimer ses prétentions politiques, en donnant à ses membres l’image de militants vertueux, opposés à un pouvoir despotique et corrompu. Le recours au référent religieux venait bien évidemment conforter cette image,et nourrissait des attentes quasi-messianique parmi ses partisans. En passant du camp des oppressés à celui des oppresseurs, les Frères musulmans sont en train de perdre ce capital de sympathie patiemment accumulé au cours des décennies. Paradoxalement, leur arrivée au pouvoir pourrait donc entraîner un ralentissement de l’islamisation de la société égyptienne, même s’il est encore évidemment bien trop tôt pour affirmer si cette tendance va s’affirmer sur le long terme, ou s’il ne s’agit que d’un phénomène conjoncturel lié aux soubresauts d’un processus de transition relativement chaotique.

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