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Égypte: deux ans après, les figures de la révolution plus que jamais divisées

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Les Frères musulmans descendent dans la rue : un moment charnière de la révolution

À l’époque où ils se sont appelés la « Coalition de la jeunesse révolutionnaire », ces quinze personnes ont formé le comité exécutif d’un groupe de cinq mouvements politiques disparates. Il y avait les Jeunes Frères musulmans, le « Mouvement du 6 avril » qui a émergé après une lutte pour les droits des travailleurs, le Parti du Front démocratique qui était laïque, la campagne de soutien au lauréat du prix Nobel et candidat à la présidentielle Mohamed El Baradei, et le parti libéral et socialiste (le mouvement de la Jeunesse socialiste pour la Justice et la Liberté).

Lors d’une autre réunion dans un restaurant au Caire, j’ai rencontré trois anciens membres des Jeunes Frères musulmans. Mohamed Abbas, Islam Lotfy et Mohamed Qassas étaient tous au sein du Comité exécutif de la Coalition de la jeunesse révolutionnaire. C’est eux que l’on tient responsables d’avoir poussé la vieille garde conservatrice des Frères musulmans, qui initialement n’avait pas participé aux manifestations de rue, à se joindre aux manifestants.

Ce fut un moment charnière pour la révolution. Quelques observateurs et analystes politiques ne sont cependant pas d’accord avec le fait que, sans l’influence des Frères musulmans – qui ont mené l’opposition à Moubarak dans l’ombre en tant que parti hors la loi pendant des décennies-, leur capacité d’organisation et leur nombre important de partisans, la révolution n’aurait pas renversé Moubarak.

L’« Egyptian Current Party », le parti modéré issu des Frères musulmans

Mais pour Abbas, Lotfy et Qassas, les Frères musulmans ont détourné leurs objectifs initiaux de soutenir la révolution et ils sont devenus une force ouvertement politique. Ces trois leaders ont « démissionné » ou ont été chassés, selon les personnes à qui vous le demandez. Mais ils sont largement considérés comme une voix unique, qui a été tempérée par l’expérience de leur travail au sein de la Coalition de la jeunesse révolutionnaire et par le temps qu’ils ont passé sous la « tente verte » avec leurs collègues laïques. Ils ont travaillé ensemble pour former un nouveau parti, appelé « Parti actuel » (Egyptian Current Party), parti plutôt islamiste mais qui cherche à travailler avec des mouvements laïques.

Aucun d’entre eux n’a gagné un siège au Parlement, puisque leur point de vue nuancé a été submergé par le parti des Frères musulmans au pouvoir, le Parti Liberté et Justice, et par les partis salafistes qui, ensemble, ont gagné près de 60 % des sièges au parlement. Mohamed Morsi, qui a été élu président, issu des Frères musulmans, est leader du Parti Liberté et Justice.

« Le fait que nous soyons chassés des Frères musulmans, ou que nous les ayons quittés, nous donne une crédibilité auprès des autres membres de l’opposition », a déclaré Mohamed Abbas, vêtu d’un costume gris conventionnel et d’une chemise à rayures.

Mohamed Abbas, un jeune leader pas comme les autres

Son costume était bien loin des jeans et des pulls qu’il avait l’habitude de porter pendant les manifestations de la place Tahrir. Et ses chaussures noires cirées ne sont pas les vieilles espadrilles à semelles craquées qu’il portait sur la scène le 10 février 2011, exhortant près d’un million de manifestants à lancer leurs chaussures, une insulte profonde dans la tradition islamique, pour protester contre le discours de Moubarak, la nuit pendant laquelle il était prévu qu’il se retirerait.

Le discours endiablé qu’Abbas a donné sur la scène ce soir-là faisait partie d’un moment-clé de la révolution, d’une amplification du mouvement d’opposition, et Moubarak a démissionné le lendemain. Abbas est l’un des nombreux leaders de la jeunesse qui ont joué un rôle essentiel, mais il pense désormais qu’il est temps de passer des manifestations de rues à la construction d’un gouvernement, et c’est là qu’il est différent de ceux qui continuent de mener de violents affrontements avec la police dans les rues, qui passent maintenant de la place Tahrir au palais présidentiel.

« Nous sommes en désaccord sur l’élection. Nous acceptons les résultats de l’élection et nous croyons que nous devons accepter le leadership qui a été élu et que nous devons travailler avec eux », ajoute Mohamed Abbas.

La Coalition de la jeunesse révolutionnaire a raté l’occasion de former un bloc uni

Cela dit, Abbas n’a pas tardé à expliquer qu’il était déçu quand il voit où en est l’Égypte aujourd’hui. Il sent que la Coalition de la jeunesse révolutionnaire a raté une occasion de former un bloc uni, et au lieu de cela, ses membres ont tous investi leur énergie dans les partis politiques disparates qui sont de plus en plus hargneux et ouvertement hostiles sur plusieurs plans.

« L’erreur a été de dissoudre la Coalition de la jeunesse révolutionnaire. Nous aurions dû rester ensemble comme un bloc uni et essayer de faire valoir une plus grande influence en même temps. Nous aurions été plus forts. C’était une erreur », a déclaré Abbas.

Une autre erreur, selon Abbas et Lotfy, c’est la façon dont la coalition a manipulé, ou mal géré, une proposition de l’armée égyptienne de prendre part à des pourparlers sur le futur leadership au cours de la transition vers la démocratie. Abbas et Lotfy ont tous deux déclaré qu’ils pensaient que la Coalition de la jeunesse révolutionnaire aurait au moins dû parler avec le Conseil suprême des forces alliées, un conseil de généraux intervenu pour diriger le pays après que Moubarak a démissionné.

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Division au sujet de l’alliance avec l’armée

Abbas croit fermement que la Coalition de la jeunesse révolutionnaire n’aurait pas dû compromettre ses principes pour les militaires, mais qu’elle aurait dû être plus intelligente dans ses manifestations de rue afin d’engager un dialogue avec eux.

C’était un point important de discorde au sein de la Coalition de la jeunesse révolutionnaire, et à ce jour, Sally Moore, Bassem Kamel et pratiquement tous les autres membres du Comité exécutif sont en désaccord avec Abbas et Lotfy sur ce point. Contrairement à ces derniers, ils croient en effet que l’armée n’était pas digne de confiance, et qu’elle avait l’intention d’imposer un nouveau régime qui ne serait pas très différent de l’ancien. En fin de compte, Morsi et le parti politique des Frères musulmans semblent avoir rempli ce rôle. Les critiques maintiennent qu’ils n’ont pas contesté le budget secret de l’armée et la culture des « ayants droit » – certains diraient « de la corruption » -, qui permet à l’armée de contrôler environ 30 % de l’économie égyptienne.

L’idée que les Frères musulmans travaillent main dans la main avec l’armée, et même avec la police détestée, constitue la ligne de démarcation la plus amère entre l’opposition laïque et les islamistes. Du point de vue séculier, les islamistes se sont vendus. Du point de vue des islamistes, l’opposition laïque a refusé d’accepter les résultats des premières élections libres de l’histoire du pays.

L’ « accord d’Al Azhar » demande l’arrêt de la violence pendant les manifestations…

Lotfy reste particulièrement inflexible sur l’idée selon laquelle les manifestations de l’opposition sont anarchiques plus que pacifiques. Pendant ces affrontements qui secouent l’Égypte au moment du deuxième anniversaire de la révolution, plus de cinquante manifestants ont été tués. En réponse, Lotfy a organisé un groupe de dirigeants de l’opposition pour qu’ils signent l’« accord d’Al-Ahzar ». Il s’agit d’un engagement à renoncer à l’usage de la violence par les dirigeants de l’opposition, appuyé par les dirigeants du légendaire institut théologique Al-Ahzar au Caire.

… mais ne contente pas tout le monde

Cette initiative a rendu fous de rage certains membres de l’opposition comme Sally Moore, qui pensent que la révolution n’est pas encore terminée, et que les manifestants doivent continuer à se battre pour leurs droits s’ils veulent les obtenir. 

« Qui était-il [Islam Lotfy] pour signer ce document au nom de l’opposition ? Il n’avait pas le droit de le faire. Et c’est pourquoi je ne peux pas lui parler. Si vous voulez condamner la violence, vous devez condamner ceux qui la soutiennent, ceux qui sont responsables. À la place, ce texte condamne les manifestants qui résistent à la tyrannie et se font tuer pour cela », a déclaré Sally Moore.

À Sally Moore, qui dit que sa foi de chrétienne est une grande partie de sa vie, on a demandé comment un chrétien pouvait être contre une déclaration contre l’usage de la violence dans les manifestations, et si elle croyait que les manifestations violentes étaient moralement défendables.

Elle a répondu : « Oui, je crois que nous avons le droit d’affronter directement un gouvernement et des forces de sécurité qui sont injustes et brutales. Il n’est pas « non chrétien » de défendre ses droits… Cela fait partie d’un chemin d’accès à la justice ».

Le « Certificat de naissance d’une Égypte libre » à la poubelle…

Tout cela semble bien loin de l’idéalisme qui régnait dans « la tente verte » la nuit où Sally Moore a lu le document, le « Certificat de naissance d’une Égypte libre », et parlait d’être « à l’aube de l’Égypte dont nous avons toujours rêvé ».

Aucun des anciens membres de la Coalition de la jeunesse révolutionnaire ne savait où se trouvait le carton sur lequel le « Certificat de naissance » avait été écrit. Islam Lotfy pense qu’il a été jeté par sa femme à la poubelle, qui l’a peut-être confondu avec une vieille pancarte.

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… et la tente verte disparue

La fameuse « tente verte » manquait aussi à l’appel. Sally Moore a expliqué qu’elle avait dû être balayée des mois après le renversement de Moubarak lors d’un raid sur la place Tahrir mené par les forces de sécurité qui avaient l’intention d’arrêter les manifestants persistants et de détruire la « ville de tentes » faite de bric et de broc qu’ils avaient construite. « Quel dommage que nous ayons perdu tout cela ! Quelle honte ! » s’est exclamée Sally Moore.

Elle réfléchit, sourit, et dit : « La tente était unique, d’une belle couleur, et elle avait une forme très particulière. Je me souviens l’avoir achetée pour 1600 livres égyptiennes [228 dollars] dans un grand magasin. Et pour moi, elle nous représentait tous, unis », ajoutant : « Mais maintenant, honnêtement, je me demande pourquoi nous avons laissé les Frères musulmans entrer dans la tente. C’est honnêtement ce que je ressens… ».

« Cela ne veut pas dire que nous allons oublier ce qu’ils signifiaient »

Lotfy regrette que ces deux symboles, la tente et le certificat de naissance, aient été perdus, mais il pense que ce n’était pas très productif de mettre tant d’espoir dans des symboles et qu’il y avait « beaucoup de travail à faire dans le monde réel » dont l’Égypte a besoin pour construire sa démocratie.

Mohammed Abbas a acquiescé, mais a quand même fait une grimace quand il a su que le certificat de naissance n’était nulle part, et que la tente avait été balayée comme un vieux déchet sur la place Tahrir. Il pense qu’il « aurait été bon » de les partager avec ceux de la prochaine génération, pour se rappeler de tout ce qui avait été accompli pendant les dix-huit jours de manifestations qui ont conduit à la chute d’un tyran.

« C’est une honte qu’ils soient perdus », ajoute-t-il. « Mais cela ne veut pas dire que nous allons oublier ce qu’ils signifiaient ».

GlobalPost / Adaptation : Anaïs Lefébure pour JOL Press

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