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Égypte: «M.Morsi doit mesurer les conséquences de son coup d’État»

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Les affrontements en Égypte auraient déjà fait au moins 52 morts, et le bilan pourrait être amené à augmenter tant la situation paraît insolvable.

De nombreux éléments se sont rejoints en ces derniers jours de janvier pour conduire à un regain de violences sans précédent.

Le 25 janvier dernier, l’Égypte fêtait tristement le deuxième anniversaire de sa révolution. Un anniversaire marqué par une transition politique qui n’en finit plus et qui ne présage rien de bon pour les Égyptiens dans les mois à venir.

Ce jour-là, plusieurs manifestations ont éclaté au Caire et ont fait au moins cinq morts à Suez, ville connue pour être le berceau de la révolution égyptienne.

Dès le lendemain, les 21 supporters du club de football d’Al-Ahly, à Port-Saïd, étaient reconnus coupables des affrontements qui ont fait 74 morts, en février 2012, à la suite d’un match de football, et étaient condamnés à mort.

C’est cette étincelle qui a mis le feu aux poudres des rives du Canal de Suez.

Depuis, les mouvements de foule se succèdent et la police paraît bien impuissante face à la colère de la population. Pour Pierre Vermeren, historien et spécialiste du Maghreb, la crise pourrait bien tourner en guerre civile.

Quels sont les évènements qui ont conduit les Égyptiens à se révolter contre le pouvoir ?
 

Les facteurs sont nombreux. D’abord, la poursuite du processus révolutionnaire, qui ne s’est jamais interrompu. Les Égyptiens ont découvert la liberté de parole et d’expression, mais certaines causes qui ont conduit à la révolution de 2011 restent intactes : misère économique et sociale pour le grand nombre, qui s’aggrave par les temps qui courent, brutalité et incohérence du pouvoir politique, même si celui-ci a changé de mains, menaces sur les libertés fondamentales. Ensuite, les Frères musulmans ont trahi, aux yeux de leurs opposants, le processus constitutionnel en organisant un coup d’État juridique le 22 novembre 2012, et en précipitant l’écriture d’une constitution longue et mal écrite (or le diable se cache dans les détails) par une assemblée croupion, et sa ratification par seulement 1 adulte égyptien sur 5. Or une loi fondamentale doit être le produit d’un consensus politique, faute de quoi elle risque de mener à la guerre civile. En sus, le Président élu s’est arrogé temporairement (mais pour combien de temps ?) tous les pouvoirs, y compris le pouvoir judiciaire. Si l’on ajoute que les Frères musulmans, comme l’ancien régime, sont soutenus par les États-Unis au nom du statu quo sécuritaire avec Israël (à l’inverse de tous leurs discours depuis toujours), on comprend que les motifs de révoltes sont très nombreux. Et là-dessus vient se greffer le verdict de Port Saïd.

Les affrontements sont localisés au nord dans les villes proches du Canal de Suez. Comment expliquez-vous cette localisation ?
 

D’abord, des affrontements ont eu lieu au Caire et à Alexandrie, avec des mots et des violences à la clef, même si les émeutes et les violences ont culminé, il est vrai, dans la zone du Canal de Suez. Comment expliquer cette situation locale ? D’abord l’affaire du procès des émeutiers de la rencontre de football Port Saïd/Le Caire qui a entraîné, en février 2012, la mort de 74 supporters. Pourquoi diable la justice égyptienne, vraisemblablement aux ordres, a-t-elle condamné à mort 21 émeutiers-criminels ? D’abord parce que la justice pénale égyptienne se caractérise par une certaine brutalité (cf. les homosexuels encagés à leur procès il y a quelques années). Ensuite, la volonté de faire régner l’ordre en imposant la peur, dans un pays en situation de dérive sécuritaire. Ensuite, et c’est perçu comme cela à Port Saïd, la volonté de venger les supporters de la capitale. Or Le Caire, qui compte 15 à 20 millions d’habitants, soit un Égyptien sur cinq, est une vieille ville révolutionnaire… Il y a donc une forme d’arrogance de la capitale et un peu de calcul politique. Enfin, les villes du Canal de Suez (Port Saïd, Suez, Ismaïlia) ont une vieille tradition politique et syndicale de gauche. On oublie que ces villes ont été très actives pendant la révolution de 2011, et que la crise économique y frappe plus encore que dans la capitale, alors qu’elles sont les gardiennes d’une des grandes richesses du pays, le Canal de Suez.

Mohamed Morsi est-il impuissant face à cette révolte ?
 

Mohammed Morsi doit commencer à mesurer les conséquences de son « coup d’État » de novembre. Convaincu de sa supériorité morale et de sa légitimité religieuse et politique, il s’est enfermé dans son rôle de Président-guide (au sens religieux) de l’Égypte. Il n’aurait pas dû oublier que la révolution a donné (comme par une grâce divine) le pouvoir à des Frères musulmans qui ne l’attendaient plus. Ni qu’il est devenu président par défaut, car les vrais chefs du mouvement ont été interdits de concourir par l’armée et la justice. Ni qu’il a été élu à la présidentielle par une courte majorité (51,5% des voix, contre plus de 70 % aux islamistes lors des premières élections post-révolutionnaires). Ni, enfin, que l’armée, qui semble s’être volatilisée, reste la première force économique, sécuritaire et organisationnelle du pays, qu’elle n’a renoncé à rien, et qu’à terme, le chaos sécuritaire lui « imposera » de reprendre en main le pays. Un premier pas semble enclenché cette semaine, le gouvernement ayant proposé de rétablir localement l’état d’urgence, alors que son abolition, après plus de 30 ans, avait été un grand acquis de la révolution égyptienne. En outre, Mohamed Morsi est l’objet du chantage économique des grandes puissances (les États-Unis à travers le FMI, les grandes firmes mondiales, les puissances pétrolières du Golfe…), qui, par leurs chèques, permettent à l’économie et à la monnaie égyptiennes de ne pas sombrer.

Qu’en est-il de l’armée, qui a affirmé être « le bloc solide et cohérent » sur lequel « reposent les fondations de l’État » ?
 

L’armée égyptienne, après un demi-siècle de pouvoir absolu sur l’Égypte, est apparemment rentrée dans ses casernes après l’élection de Morsi. Elle n’avait guère le choix, et elle y a été certainement incitée par les États-Unis. Mais elle a préservé son image dans la société, laissant à la police le sale boulot de la répression lors de la révolution. La sécurité d’État a été démantelée après la révolution, mais c’est encore le ministère de l’Intérieur qui avait les mains sales. L’armée a finement joué : elle a évité une condamnation à mort de Moubarak, ainsi qu’une chasse aux sorcières, elle a préservé ses positions économiques, et a négocié avec les Frères un Gentlemen’s agreement : aux Frères la gestion de l’État et de la poudrière égyptienne, et à l’Armée sa seule « sphère de compétences », même si celles-ci sont vastes en Égypte (relations extérieures, sécurités des frontières avec la Libye, l’Arabie et Israël…, du Sahara, importations d’armements, économie etc.). Au fond, l’armée a accordé à ses meilleurs ennemis historiques la gestion d’une société en ébullition, et pour aggraver le tout, les caciques de l’armée ont été écartés, laissant la place à un homme intelligent et manœuvrier, Al-Sissi, patron du renseignement, chef de l’armée et ministre de la Défense. Lorsqu’il laisse ses soldats organiser des matchs de football avec les émeutiers, lors des derniers évènements, il surfe sur l’image de recours pacifique, patriotique et stabilisateur de l’armée depuis les journées révolutionnaires de janvier-février 2011. Le message est limpide, en cas de chaos excessif, seule l’armée pourra rétablir l’ordre…

L’opposition pourrait-elle profiter de cette période de trouble pour monter en puissance ?
 

Elle est le quatrième acteur de ce théâtre politique, après les Frères, le peuple révolutionnaire, et l’armée. Après deux ans de révolution, l’opposition n’est toujours pas incarnée. Il n’y a pas d’Aung San Suu Kyi en Égypte. L’absence de leader charismatique a été un atout au début de la révolution, mais elle est devenue une faiblesse. Cela tient à la pluralité des courants idéologiques de la scène politique égyptienne : libéraux, nationalistes, nassériens, socialistes, marxistes, salafistes, démocrates, coptes etc. Tous les partis, asphyxiés par des décennies de dictature militaire plus ou moins soft, abordent en situation de grande faiblesse organisationnelle la période révolutionnaire. Aucune figure ne s’est imposée. Les médias et une partie des élites ont recherché une figure politique internationalement reconnue, Mohammed El Baradai, Ahmad Chafik, Amr Moussa… Mais le leadership de ne se décrète pas. Les formations d’opposition, conscientes de leurs faiblesses et assommées par cinq défaites électorales d’affilée, ont récemment cherché à s’unir, afin de préparer les législatives d’avril 2013, au sein d’un Front de salut national… L’avenir dira si cette embarcation est efficace, mais le chariot risque de tirer à hue et à dia, sans couvrir tout le spectre de l’opposition. Les coptes parlent de constituer leur propre parti, ce qui arrangerait les Frères qui sont communautaristes, et parce que cela pourrait disperser l’opposition…

Depuis l’élection de Mohamed Morsi, que pouvez-vous nous dire de l’évolution de la popularité des Frères musulmans en Égypte ?
 

Après l’euphorie des premières élections de l’hiver 2011-2012, il y a eu un premier effondrement électoral. Le noyau dur de l’électorat des Frères musulmans est tombé à 5,7 millions d’électeurs au premier tour de la présidentielle, en retrait par rapport à janvier 2012, et moins d’un électeur sur 8 ou 9… Après 80 ans d’opposition, le résultat est étroit. Cela dit, nul ne peut contester que cet électorat est la plus grande force politique à ce jour, et que c’est un noyau dur solide, même s’il est parcouru par des options plus ou moins dures. Mais chez les Frères, le guide suprême tranche les débats. Cela dit, au-delà de ce noyau fidèle, les Frères ont perdu beaucoup depuis leur arrivée au pouvoir ; leurs mensonges et leurs fausses promesses les ont normalisés et désacralisés. Leur incapacité à résorber la pauvreté, le chômage et à relancer l’économie exaspère une population très fragile (elle s’est d’ailleurs massivement abstenue lors du référendum constitutionnel, presque les deux tiers des habitants). Les Frères ne gagnent rien à présider l’apparente décomposition sécuritaire du pays, telle qu’elle se déroule aujourd’hui. La condamnation à mort des 21 émeutiers est-elle une provocation des juges (que les Frères se sont mis à dos) ou une insigne maladresse politique ? Ce qui est certain, c’est que la direction vieillissante des Frères, si longtemps coupée des réalités politiques et internationales, semble dépassée par les évènements. Elle peine à comprendre une société pluraliste, complexe, aux abois et très jeune… Mais les soutiens internationaux des Frères demeurent puissants, et l’appareil politique du parti une redoutable machine.

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