Site icon La Revue Internationale

Jacques Le Bohec: «Les sondages sur le FN? Du marketing!»

bohec_fn.jpgbohec_fn.jpg

[image:1,l]

Les idées de Marine Le Pen semblent être de plus en plus populaires. Selon une enquête TNS-Sofres pour France Info/Le Monde/Canal+, 32% des Français se disent « tout à fait » (6%) ou « assez » (26%) d’accord avec les idées du Front national, un chiffre en hausse d’un point sur un an, tandis que 63% sont en désaccord (26% « plutôt », 37% « tout à fait »).

Des chiffres qui ne veulent absolument rien dire selon Jacques Le Bohec, professeur en sciences politiques et spécialiste du Front national. Pour lui, ce genre de sondage ne mesure rien mais fabrique des chiffres artificiels. Entretien.

JOL Press : Que révèle selon vous ce genre de baromètre ?
 

Jacques Le Bohec : Mon avis se fonde sur la recherche top niveau en sciences sociales, ce qui n’est pas le cas de ces sondages marchands réalisés par des firmes privées commerciales. On sait en effet qu’une technique n’est pas une science : il ne suffit pas d’appliquer une technique pour produire de la connaissance et forger une explication. A fortiori quand les données sont en fait un artefact.

Un artefact, c’est un résultat monstrueux de la mise en œuvre d’un protocole en fait inadapté à la réalité étudiée. Or c’est le cas pour ce genre de produit commercial. On les appelle « baromètres » lorsqu’ils sont reproduits à l’identique d’une année ou d’un mois sur l’autre, mais cela ne change sur le fond (à savoir les problèmes de méthode). Des « tendances » tirées d’un indicateur erroné ne produiront pas par miracle une information digne de foi…

Le sondage récent auquel vous faites allusion sur l’adhésion aux idées du Front national suppose des choses que l’on sait fausses et met en œuvre une technique qui ne mesure rien mais fabrique des chiffres artificiels. Les sondeurs misent ici – c’est leur fonds de commerce – sur le prestige du chiffrage. Un chiffre, un tableau avec des couleurs, des courbes, ça fait scientifique. Les indications sur les conditions de réalisation rassurent ceux qui ont intérêt à l’être. Les sondeurs veulent croire que les sondés répondent sincèrement et qu’ils comprennent les questions comme eux les comprennent, alors qu’on sait que ce n’est pas le cas, comme l’ont montré d’excellents chercheurs quantitativistes comme Daniel Gaxie et Patrick Lehingue.

JOL Press : Qu’est-ce qui ne va pas dans ce sondage, par exemple ?
 

Jacques Le Bohec : Ce genre de sondages suppose des choses extraordinaires, absolument pas vérifiées lorsqu’on met en œuvre des approches différentes des électeurs (observations, entretiens, statistiques électorales). Il suppose par exemple que les idées des dirigeants du FN sont stables dans le temps et identiques parmi eux, ce qui n’est pas vrai. À commencer par les différences entre le patriarche et son héritière, ou entre elle et Bruno Gollnisch. Le pire, c’est qu’il suffit de consulter les gazettes pour s’en rendre compte ! On a entendu dernièrement Marine Le Pen défendre des idées naguère exclusives de la gauche de gauche. Mais ces idées ne sont bizarrement pas proposées dans ce sondage. Le FN des sondeurs est imaginaire. Ce n’est pas très sérieux. 

Ce sondage suppose aussi et surtout que les votes en faveur des candidats estampillés FN ont pour origine une adhésion à des idées politiques (idéologie, valeurs, programme) alors que ce n’est pas le cas. La très grande majorité des électeurs méconnaissent ces « idées » et utilisent ce bulletin pour des raisons et des causes éloignées de la vie politique. Quand je dis cela, j’ai bien conscience que cet acquis récent de la science politique contredit les croyances les plus chevillées au corps et à l’esprit des acteurs politiques et journalistiques. Ils restent arc-boutés sur la croyance que le vote est une expression politique, ce qui pourtant est rarement le cas. Les acteurs politiques, par exemple, aiment à penser qu’ils sont dotés d’une capacité de persuasion. 

Ce genre de sondages a pour intérêt de masquer l’incompétence et l’indifférence de la majorité des citoyens en trouvant des enquêtés qui acceptent de bon cœur de répondre à la sollicitation et à qui on impose des questions où il leur suffit d’acquiescer, d’opiner du chef, sans que la case cochée corresponde nécessairement à un avis réfléchi et authentique. Ils donnent l’impression aux journalistes, politiques, sondeurs et politologues que les citoyens ont des opinions politiques, qu’ils sont intéressés par le sujet, qu’ils sont d’accord avec certaines idées, mais sans que le recueil de ces « données » ne soit analysé en profondeur, sans que les enquêtes aient besoin de les formuler eux-mêmes…

De plus, les sondeurs de TNS-Sofres ont proposé des affirmations cousues de fil blanc aux sondés, croyant assez naïvement qu’il suffit de ne pas les associer à un parti suffisait pour les neutraliser : « La justice n’est pas assez sévère avec les délinquants », « Il y a trop d’immigrés en France », « Il faut rétablir la peine de mort », etc. Ces phrases sont simplistes et il est aisé de savoir ce que les sondeurs cherchent à vérifier. Avec de forts risques de se fourvoyer. La « lepénisation » des esprits des élites n’est-elle pas patente (cf. livre de Pierre Tévanian et Sylvie Tissot) ? Que penser des saillies de Jacques Chirac sur les odeurs ou de Michel Rocard sur la misère du monde ? Quelles sont les idées qui seraient exclusives du FN ? Force est de constater l’inanité de ce questionnaire au vu de cet exemple. Et l’on ne parle pas des présentations fallacieuses des résultats (exclusion des pas d’accord, aucune information sur les non réponses dans le rapport public de ce sondage). Mais il présente tous les attraits pour faire causer dans les grands médias. Sur du vent et du sable.

JOL Press : Vous n’avez pas répondu à la question… Qu’est-ce que révèle ce sondage ?
 

Jacques Le Bohec : Ce « baromètre » – terme qui suggère pourtant une mesure un tantinet scientifique – ne révèle strictement rien directement, par les pourcentages annoncés dans les médias. Il ne donne guère de lumières sur les futurs scores de Marine Le Pen et de ses futurs candidats investis aux prochaines élections. Il laisse aussi penser que les thèmes de prédilection mis en avant par les gens du FN correspondent à de vrais problèmes et qu’il faut donc les régler. Antienne des journalistes dominants, y compris ceux qui se présentent comme des briseurs de tabous (cf. livre de Sébastien Fontenelle). Ils développent une vision fantasmée de la société qui est une vision sublimée d’une peur des classes bourgeoises (banlieues, islamisme, communautarisme, insécurité).

Ironiquement, on pourrait suggérer aux journalistes dominants, qui aiment à se faire peur à longueur d’antenne et de colonnes en traitant de l’immigration, d’islam et de la délinquance, s’ils vont désormais défendre la thèse de la nationalisation de certaines entreprises en difficulté vu que Marine Le Pen s’y est déclaré favorable… Le tri qu’ils opèrent est orienté et légitimé par les sondeurs et les politologues de service. Pendant que l’on parle de ces sujets, on ne parle pas de la part croissante de la richesse produite dans les entreprises et les services qui a été distribuée aux actionnaires plutôt qu’aux employés.

En revanche, ce « baromètre » révèle beaucoup de choses sur les intentions de ceux qui l’ont mis en place ainsi que de tous ceux qui le prennent au sérieux pour disserter et commenter : maintenir à flot les croyances habituelles envers le FN (danger, banalisation), faire diversion des enjeux socio-économiques plus importants, prétexter les votes Le Pen pour mettre en œuvre le programme du FN à leur place (rôle constant du ministre de l’Intérieur depuis Pierre Joxe), instaurer la peur de tous envers tous plutôt que la solidarité au profit de certaines firmes liées à la sécurité (l’émission « C dans l’air » est produite par Maximal donc par Lagardère), arborer une façade vertueuse d’inquiétude morale envers l’extrême droite, faire croire que le racisme explique les votes FN et qu’aucun raciste ne vote pour un autre parti, rassembler les forces éparpillées autour de la juste cause antiraciste. 

JOL Press : Quel est son intérêt ? Savoir que le FN n’est plus un danger pour la démocratie est-il utile ?
 

Jacques Le Bohec : Votre question est à la fois intéressante et complexe. La notion de démocratie, par exemple, ne va pas de soi alors qu’on la mobilise comme si elle était évidente. Le FN des Le Pen joue le jeu des élections et ne prône pas le recours à la violence pour arriver au sommet de l’État. Ce parti n’est pas interdit parce qu’il sert les intérêts des grands partis. Il leur est bien plus utile dans cette situation d’autorisation et de mise en quarantaine que s’il était interdit.

Certes, le pourcentage de sondés qui resteraient réticents aux « idées » du FN semble élevé et rassurant, mais comme ce n’est pas par adhésion que la plupart des électeurs votent pour ce parti… le soi-disant baromètre ne mesure et ne prévoit rien. Il crée même l’impression que certains des sondés y adhèrent alors qu’ils ont eu assez de bonne volonté à l’égard de l’enquêteur pour lui répondre quelque chose qui le satisfasse. On sait en effet qu’une partie des répondants, les moins dotés en capitaux, tendent à répondre scolairement : ils essaient de savoir quelle est la « bonne réponse » et ils trouvent dans les manières de les poser dans les sondages à but commercial ou politique des éléments pour cocher la « bonne » case. On sait aussi que d’autres répondent par conformisme, estimant que leur opinion personnelle ne doit pas compter. Bizarrement, les interprètes pseudo savants prennent ces chiffres pour argent comptant et se font mousser comme experts, sans tenir compte des découvertes les plus à jour.

Sondeurs et interprètes pensent les sondés assez bêtes pour ne pas savoir les questions cherchent à mesurer avec certaines affirmations non reliées clairement avec le FN… Tout en oubliant certaines idées professées officiellement par les dirigeants du FN. Ils ne posent que des questions fermées alors qu’il faudrait ne poser que des questions ouvertes et enregistrer les réponses. Avant de les post-coder.

On est vraiment dans un état antédiluvien des méthodes et techniques en sciences sociales avec ce genre de produit. Il n’y a pas de science possible en cas de non transparence de la recherche ou en cas de monomanie, quand on n’utilise qu’une seule technique d’enquête. Si l’on recourt au sondage, ce n’est pas parce que le résultat est fiable, mais parce qu’il est facile, rapide et rentable à mettre en œuvre. Ce n’est pas un hasard si la proposition de loi des sénateurs Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur pour réformer le secteur restera dans les limbes, même avec la « gauche » en situation de la faire passer…

JOL Press : Jeudi 7 février, l’Ifop publiait pour « l’Humanité » un sondage sur l’image qu’ont les Français du Parti communiste. Peut-on imaginer de poser ce genre de question au sujet de l’UMP ou du PS ?
 

Jacques Le Bohec : Oui, tout à fait. En matière de sondages, tout est possible ou presque. Ce qui est drôle (à un certain niveau), c’est que des acteurs politiques et journalistiques placés dans la gauche de gauche – les communistes en l’espèce – ne fassent pas appel à des laboratoires de recherche publics sérieux pour réaliser ces enquêtes sur leur image. Parce qu’eux aussi espèrent une confirmation de leur raison d’être. Ils veulent surtout être rassérénés, les chiffres fabriqués fussent-ils biaisés, au début de leur congrès, tout en attirant l’attention sur cet événement. C’est du marketing avant tout.

En effet, ils savent, pour commander régulièrement des sondages, que les sondeurs des « instituts » vont leur donner satisfaction, qu’ils vont autrement dit les conforter dans leurs intuitions tout en se gargarisant et en misant sur les reprises un peu partout dans les médias dominants. Ils savent que les sondeurs dépendent des clients qui les paient, que les firmes privées de sondages sont en concurrence. C’est paradoxal pour un parti et un journal qui militent officiellement en faveur des services publics et contre le libre jeu de l’offre et de la demande et ses effets néfastes et contraires à l’intérêt général… 

JOL Press : Que cherchaient à savoir ceux qui ont lancé le sondage sur l’adhésion des Français aux idées de Marine Le Pen ? Est-ce faire le jeu du FN ?
 

Jacques Le Bohec : Ils ne cherchent pas vraiment à savoir, sinon ils procéderaient autrement. Ils veulent instituer une vigie morale et politique envers l’extrême droite telle qu’ils l’identifient eux. Ils concourent à tracer une ligne de démarcation entre droite « classique » et « extrême droite » alors qu’il est clair qu’une partie de l’UMP peut être incluse dans cette dernière catégorie (si l’on veut raisonner en ces termes). Ce n’est pas un hasard si un personnage comme Patrick Buisson conseillait l’ancien président de la République. On pourrait citer également des gens comme Christian Vanneste, Lionel Luca, Maryse Joissains-Masini, Hervé Novelli, Gérard Longuet, Patrick Devedjian, Alain Madelin, Brice Hortefeux (condamné pour injures raciales), Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa, Charles Pasqua, Eric Raoult, Christian Estrosi, etc.

Mais comme vous le suggérez, ces journalistes, sondeurs, politiques et politologues entretiennent une complicité objective (subjectivement ils se targuent de s’y opposer) avec le FN, qui n’en demande pas tant. Pensez donc ! D’autres qu’eux, sans qu’ils aient à débourser le moindre penny, travaillent pour attribuer un soupçon de crédibilité et de réalité à leur marque politique. Que peuvent-ils rêver de mieux que de rester ainsi en permanence au centre du jeu politique (du moins tant qu’une alliance avec l’UMP est exclue par les caciques de ce parti), que d’apparaître comme des gens importants que l’on surveille comme le lait sur le feu ?

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Docteur en science politique, Jacques Le Bohec est Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière (Lyon II). Il est l’auteur entre autres de Les interactions entre les journalistes et J-M Le Pen (Editions L’Harmattan – octobre 2004), Sociologie du phénomène Le Pen (Editions La Découverte – septembre 2005) et Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, co-dirigé avec Christophe Le Digol, (PUF – juin 2012)

Quitter la version mobile