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Place Tahrir: des idéaux de la révolution aux agressions sexuelles

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Cela commence par un simple tâtonnement, une main inconnue qui atteint une fesse ou un sein. Mais avant d’avoir eu le temps de réagir, cette main devient plusieurs, elles saisissent, déchirent, déshabillent : autrement dit, il y a viol.

C’est ce qu’il se passe sur la désormais célèbre place Tharir. Autrefois épicentre du soulèvement pacifique égyptien, sur lequel les activistes rêvèrent un futur idéaliste, l’immense place du centre du Caire est aujourd’hui devenue bien plus sombre, et ressemble davantage à une plaque tournante de l’agression sexuelle de masse envers les manifestantes et les femmes journalistes.

Agressions record pour l’anniversaire du soulèvement

Des foules violentes, rassemblant parfois plusieurs centaines d’hommes, ont contribué à cette augmentation des violences contre les femmes sur la place ces derniers mois. Le record d’incidents sexuels date de la récente manifestation du 25 janvier, date anniversaire du soulèvement de l’Égypte. Au moins l’une des 19 victimes de cette journée avait été contrainte de subir une intervention chirurgicale. Selon les autorités sanitaires, ses parties génitales avaient été coupées au couteau.

« Nous avons vécu et vu énormément de violences autour de cette place, avoue Engy Ghozlan, co-fondateur de Harassmap, une initiative sociale sous forme de site web qui recense les harcèlements sexuels grâce à des SMS envoyés par les victimes. Le nombre de cas augmente, la brutalité des cas augmente. C’est un phénomène qui s’est fortement répandu sur la place Tahrir. »

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Les journalistes également prises pour cibles

Le harcèlement sexuel des femmes de tous horizons, égyptiennes ou étrangères, a proliféré ces dernières années dans les rues du Caire, que ce soit à travers des sifflements, des gestes suggestifs ou des attouchements. Un cas a notamment retenu l’attention du monde entier : celui de Lara Logan, correspondante pour CBS News, attaquée le 11 janvier par un groupe d’hommes. Plus tard, la journaliste avait avoué qu’à ce moment, sur la place Tahrir, elle avait pensé mourir.

83 % des Égyptiennes victimes de harcèlement sexuel

Selon une étude du Centre égyptien pour le droit des femmes (ECWR) parue en 2008 – la seule de ce genre –, 83 % des Égyptiennes et 98 % des étrangères auraient été victimes de harcèlement sexuel en Égypte. Les hommes interrogés par l’ECWR dans le cadre de cette étude ont affirmé qu’harceler les femmes leur permettait de satisfaire leurs désirs sexuels ou de se sentir plus masculins.

Mais pour les manifestantes et les activistes anti-harcèlement, ces récentes agressions sexuelles qui se sont développées place Tahrir se distinguent par leur style, leur organisation et leur brutalité, et relèvent finalement peu du désir sexuel.

Des armes sont utilisées pour menacer les femmes ou leur arracher leurs vêtements. Les hommes utilisent leurs mains pour tripoter et pénétrer leurs victimes. Certains membres de ces groupes font comme s’ils allaient les aider, mais c’est pour mieux les violer par la suite.

Le corps des femmes comme outil politique

Les foules sont souvent très coordonnées, et agissent de manière organisée en certains endroits de la place. C’est ce comportement qui fait dire à certains militants et manifestants que les attaques sont planifiées et préméditées en vue de ces agressions qui visent à ternir l’image de la révolution et à éloigner les femmes de l’espace public.

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Les Égyptiennes étaient bien présentes pendant l’insurrection il y a deux ans – aux prises avec la police et les forces de sécurité – et ont pris part à de nombreuses manifestations depuis. Et selon certains groupes qui tiennent des registres sur les violences sexuelles, les femmes qui ont été agressées sur la place sont jeunes, vieilles, voilées ou non. Les agresseurs utiliseraient avant tout le corps de ces femmes comme outil politique.

Harcèlements groupés organisés

« Ces gens-là ne sont pas des révolutionnaires. Ils font partie de la contre-révolution, et essayent avant tout de nous faire échouer, déclare Nadia Refaat, 52 ans, gauchiste et féministe sur la place Tahrir, à propos des agresseurs. Ils cherchent à terroriser les femmes. Mais nous n’aurons pas peur. »

D’après des activistes et des témoins, les hommes forment des cercles autour de leurs victimes avant de les agresser, souvent à la périphérie de la place, et une fois la nuit tombée. Les agresseurs s’en prennent aussi à quiconque essaye de venir en aide aux victimes, où chassent les femmes qui ont trouvé refuge dans l’ombre d’un bâtiment voisin. Ils écartent généralement les victimes de toute compagnie masculine.

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Des bénévoles au secours des victimes

Des bénévoles de l’Opération anti harcèlement sexuel, un groupe destiné à combattre les agressions sexuelles en envoyant des équipes de secours sur la place, affirment que leur numéros d’assistance téléphonique reçoivent régulièrement des séries de fausses alertes visant à les empêcher de porter secours aux vraies victimes.

Le 25 janvier, « nous avons reçu ce genre d’appel en continu pendant deux heures, » raconte Hussein Al Shafie, à l’initiative de ces bénévoles de la place Tahrir. Son équipe de secours était néanmoins parvenu à sauver une femme d’une agression groupée et à la mettre en sécurité dans leur siège de fortune à proximité de la place.

« Ils sont venus à notre siège pour nous attaquer, poursuit-il. Ils ont allumé un feu juste devant notre porte pour nous empêcher de sortir. Ils semblaient drogués, et disaient : « Qu’est-ce que ces filles font ici ? Nous voulons ces filles ! » Plus on s’organise, plus ils s’organisent… »

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L’État à l’origine des agressions sexuelles ?

L’État a longtemps utilisé ces violences sexuelles organisées contre les femmes pour endiguer la dissidence et disperser les manifestations. Dès 2005, des agents de sécurité recrutaient des mercenaires locaux ou des criminels désœuvrés pour mener ces agressions. Mais les activistes ont peu de preuves sinon l’apparente synchronisation des attaques, et ne peuvent démontrer qu’elles sont orchestrées par l’État ou par une organisation criminelle.

Les forces de l’ordre ne sont pas toujours présentes place Tahrir, bien qu’elles soient fréquemment engagées dans des affrontements de rue contre les manifestants. L’armée et la police s’accusent mutuellement d’agresser et d’harceler des femmes, et notamment celles qui participent aux manifestations politiques.

La faute rejetée sur les femmes

Dans une société très largement patriarcale comme c’est le cas en Égypte, les femmes sont constamment victimes de discriminations, ce qui favorise un environnement où le harcèlement n’est pas uniquement toléré, mais est devenu une habitude sociale qui traverse les frontières socio-économiques.

Et pour certains chercheurs, le chômage et la pauvreté croissante seraient aussi à l’origine de l’attitude des hommes à l’encontre des femmes.

Dans l’étude de l’ECWR de 2008, 52 % des hommes interrogés justifient le harcèlement par la manière indécente dont s’habillent les femmes, et ce en dépit du fait que la majorité des victimes soient en réalité voilées. D’autres déclarent que les femmes ne devraient pas être dans la rue, ou que les hommes devraient être autorisés à harceler les femmes si celles-ci étaient incapables de se marier.

« L’objectivation des femmes a été un problème récurrent ces 30 dernières années, affirme Hussein Al Shafie. Nous avons tendance à blâmer le harcèlement pour lui-même, mais à sympathiser avec l’agresseur. »

« Nous faisons partie de cette révolution ! »

Même certains manifestants masculins n’ayant aucune implication dans ces violences considèrent que les manifestantes devraient cesser de prendre part aux rassemblements, ou venir suffisamment protégées.

« Dans les circonstances actuelles, peut-être que moins de femmes devraient venir [sur la place], pense Sameh Wagby, 42 ans, propriétaire d’une entreprise locale. Cela donne une mauvaise réputation à cet endroit. »

Olfat Ali, une activiste de 42 ans, était place Tahrir vendredi 1er février dernier, et ce malgré les violences qui y avaient éclaté la semaine précédente. « Nous sommes ici pour renverser le régime, lance-t-elle. Nous faisons partie de cette révolution et personne ne pourra changer cela ! »

GlobalPost / Adaptation : Antonin Marot pour JOL Press

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