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Quand l’Égypte s’essaie à la désobéissance civile

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A Port Saïd, à l’entrée du canal de Suez, les habitants rebelles ont adopté une nouvelle façon de contester le gouvernement.

Il y a seulement quelques semaines, des manifestants armés ont déclenché des fusillades de rue avec la police. Désormais, c’est au tour des étudiants, des habitants, des ouvriers, des commerçants et des fonctionnaires de se lancer dans une campagne urbaine de désobéissance civile non violente.

Désobéissance civile au bord du canal de Suez

La plupart des commerces, des universités, des usines, et même le siège du gouvernement provincial, sont fermés. Les employés comme les patrons sont sortis dans la rue pour manifester contre ce qu’ils appellent l’inaction du gouvernement face à la tuerie opérée par les forces de l’ordre, et qui a fait 40 morts parmi les habitants le mois dernier.

Plus récemment, mercredi 20 février, des ouvriers du Terminal de conteneurs du canal de Suez, un centre de transbordement vers la Méditerranée occidentale, ont bloqué l’accès au port et empêché tout chargement ou déchargement de marchandise.

Selon Ahmed Adel Masri, 28 ans, chômeur, et qui participe au blocage du port, la campagne de grève s’est révélée très efficace. « Nous avons interrompu le trafic dans le port, affirme-t-il. Et nous continuerons à faire pression. Le gouvernement devra bien nous répondre. »

Un changement de tactique dans la contestation

Ce changement de tactique marque une transformation notable dans les manifestations qui ont été organisées récemment en Égypte. Précédemment, celles-ci débouchaient invariablement sur des affrontements de rue violents entre manifestants et policiers.

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Beaucoup avaient annoncé que les soulèvements contre l’administration de Mohamed Morsi deviendraient de plus en plus violents, que les manifestants auraient bientôt recours au sabotage et que le gouvernement déjà fragilisé allait mener une répression ferme.

Des habitants inculpés sans preuve ?

Des spasmes de violences armées avaient secoué Port Saïd le mois dernier, lorsque que 21 personnes avaient été condamnées à mort pour leur implication dans une émeute meurtrière qui avait éclaté suite à un match de football l’an dernier. Des manifestants armés avaient alors attaqué la prison centrale et poussé la police à répliquer à balles réelles.

Les affrontements avaient duré plusieurs jours, après quoi bon nombre d’habitants de Port Saïd avaient été encerclés et inculpés pour leur implication dans ces violences – mais sans réelles preuves, selon des associations pour les droits de l’homme. Aucune enquête n’avait été menée par le gouvernement sur les responsables de ces douzaines de morts.

Les grèves auraient fait perdre 75 millions d’euros à l’État

Depuis cela, une mini-insurrection au mois de janvier a suscité plusieurs rumeurs sur une perte quasi-totale d’autorité de l’État. Mais la nature des confrontations a changé après que les manifestant ont décidé de modifier radicalement leur stratégie.

« Attaquer la police est un jeu perdu d’avance, surtout quand des vies ont déjà été perdues, assure Mahmoud Naguib, 23 ans, résidant à Port Saïd et activiste membre du groupe 6 Avril, un mouvement politique formé en 2008 afin de soutenir les grèves d’ouvriers dans la ville de Mahalla. L’État est familier avec tout ça. C’est pourquoi la désobéissance civile est un bien meilleur outil : les pertes économiques qu’elle engendre sont colossales. »

Magdy Kamal, directeur général de l’Association des investisseurs de Port Saïd, a ainsi annoncé aux médias locaux que les pertes générées depuis le début des grèves le 26 janvier s’élèveraient aujourd’hui à 100 millions de dollars (plus de 75 millions d’euros).

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État d’urgence : des limites à ne pas franchir

Le trafic maritime international qui traverse le canal de Suez est une source de revenus considérable pour l’Égypte et ses réserves amoindries de devises étrangères. « Mais je ne pense pas que les grévistes perturberont le trafic sur le canal, assure Ahmed Mahmoud Mohamed, à la tête des Frères Musulmans dans la province voisine de Suez. Ils savent que cela pourrait paralyser le pays. Nous sommes en état d’urgence, donc si le trafic est interrompu, l’armée interviendra. »

L’une des revendications clés des ouvriers grévistes est l’organisation d’une enquête indépendante sur les violences récentes. Les habitants de Port Saïd exigent également que Mohamed Morsi s’excuse pour avoir assimilé les personnes tuées – la plupart d’entre elles par les balles des policiers, selon l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne – à des bandits armés. Certains appellent enfin à la démission du ministre de l’Intérieur.

Pousser le gouvernement à réagir différemment

Pour les manifestants, la désobéissance civile – qui fait tourner la ville au ralenti – est un modèle qui devrait être suivi dans d’autres villes. Des appels similaires à la lutte non-violente ont été lancés à Ismailia, également sur le canal de Suez, et à Alexandrie, sur la côte méditerranéenne de l’Égypte.

En ôtant toute violence de leurs manifestations, les grévistes poussent le gouvernement à réagir différemment, quand celui-ci comptait essentiellement sur ses forces de sécurité et se justifiait par la tournure émeutière que prenaient les rassemblements.

Selon les habitants, le mouvement de Port Saïd n’a pas de leader mais est organisé. C’est pourquoi ils ont refusé tout soutien de groupes politiques nationaux, les employés se joignant spontanément aux mouvements de grève. Le seul réseau qui lie les différents groupes de manifestants – des usines, des ports et des banques – est celui des familles ayant perdu quelqu’un durant les violences qui ont éclaté à Port Saïd le mois dernier.

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Les fonctionnaires aussi contre l’État

« C’est une petite ville, et les gens ressentent intensément la douleur des uns et des autres, explique Hassan Fareed, un avocat de la province de Sharqeya, dans le delta du Nil, venu à Port Saïd par solidarité avec les grévistes. Ils sont unis ! »

Pendant les manifestations organisées devant le siège provincial mercredi dernier, même les fonctionnaires sont sortis du bâtiment pour se joindre au cortège. Et bien que le tribunal principal fonctionne toujours, le syndicat local des avocats a organisé une manifestation sur la principale place de la ville.

« Rien n’a changé »

Toujours mercredi, au Terminal de conteneurs du canal de Suez, des ouvriers arrivant à six heures du matin pour leur rotation ont surpris des militaires en train de traîner un manifestant assez âgé sur la route pendant une altercation entre les grévistes et l’armée. Ces ouvriers se sont immédiatement joints à la grève.

« J’étais tellement en colère, déclare Mohamed Hussein, 27 ans et grutier du Terminal. Rien n’a changé. Désormais, n’importe qui peut être battu par l’armée. Donc nous avons cessé de travailler sur le port. »

Les habitants de Port Saïd affirment qu’ils sont insensibles aux tentatives d’apaisement de Mohamed Morsi, qui leur promet notamment d’allouer davantage de fonds au développement de la ville. Pour eux, il ne s’agit pas d’argent, mais de dignité. « S’il n’y a pas de violence, il n’y a rien d’autre à faire que négocier, » conclut Ahmed Mahmoud Mohamed des Frères Musulmans.

GlobalPost / Adaptation : Antonin Marot pour JOL Press

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