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Et si la croissance des inégalités était à l’origine de la crise?

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Selon quels ressorts les économistes appliquent-ils toujours les solutions qui ont échoué auparavant ? Pourquoi sont-ils esclaves d’un modèle délabré ? Pourquoi cette incapacité à penser autrement ? Et que donc faudrait-il faire aujourd’hui ? Quel nouvel imaginaire économique est-il vital de mettre en musique pour affronter toutes les crises dans leur ensemble : financière, sociale, environnementale ? Voici un opus décapant, une remarquable analyse à la fois économique, psychologique et politique de notre monde.

Extraits du Théorème du lampadaire, de Jean-Paul Fitoussi (Les Liens qui Libèrent éditions)

Si la crise fut apparemment la conséquence d’un dysfonctionnement de grande ampleur des marchés financiers, elle n’est pour autant que partiellement imputable à la myopie de ces derniers et au comportement tantôt prédateur, tantôt moutonnier de leurs acteurs. Je considère la croissance des inégalités comme l’une des causes réelles majeures, si ce n’est la cause principale, de la crise financière.

Le dernier quart de siècle ne fut pas, nous l’avons vu, favorable au monde du travail dans sa très grande majorité. Les inégalités se sont creusées presque partout, comme il ressort des éléments d’analyse fournis plus haut. La crise n’est-elle pas née dans le cœur même du système capitaliste contemporain, les États-Unis, là où précisément les inégalités ont le plus augmenté? Certes, les autres pays suivent la même pente de régression sociale, mais ils restent encore «à la traîne». Le corollaire de la montée des inégalités de revenus est une faiblesse structurelle de la demande globale, puisque ceux qui dépensent tout ou presque tout leur revenu ont moins à dépenser[1] , et ceux qui ont déjà le plus grand mal à dépenser ne serait-ce qu’une fraction de leur revenu voit ce dernier augmenter encore. Ils épargnent donc davantage.

Supposons que la situation initiale soit d’équilibre, au sens où l’offre est égale à la demande, et qu’il se produise alors un transfert des revenus faibles et moyens vers les revenus les plus élevés. Comme les premiers dépensent l’essentiel de leur revenu et que les seconds en épargnent l’essentiel, la demande globale baisse et l’équilibre initial est rompu. Aux États-Unis, le top 1 % des revenus a vu sa part passer de 10 % à 23 % du revenu national. Cela signifie que celle des 99 % restants est passée de 90 % à 77 %, soit un transfert des seconds vers les premiers de 13 %. Si les plus riches épargnaient ce revenu supplémentaire alors que les autres le dépensaient, l’économie serait caractérisée par une demande globale insuffisante[2], ou un excès d’épargne, pour dire la même chose autrement. Si rien n’était fait, il s’ensuivrait une récession.

Mais, dans un tel contexte, la politique monétaire, qui est l’instrument privilégié de régulation de la demande globale, se doit d’être expansionniste précisément pour éviter la récession. Elle devient en quelque sorte endogène à l’état des inégalités. Or une politique monétaire expansionniste n’est efficace que si elle conduit à une augmentation de l’endettement privé. En facilitant l’accès au crédit, la baisse des taux d’intérêt incite les ménages à s’endetter.

Cette incitation fut d’autant plus efficace aux Etats-Unis depuis le début des années 2000 que, nous l’avons vu, une grande majorité des ménages n’ont pas vraiment bénéficié des bonnes performances de l’économie américaine, leur revenu ayant quasiment stagné pendant près de trois décennies. Il n’est donc guère étonnant que le taux d’endettement des ménages soit passé de 60 % de leur revenu en 1980 à 120 % en 2007, à la veille de la crise, ni que leur taux d’épargne se soit effondré de 10 % à quasiment 0 au cours de la même période. La politique monétaire a donc porté ses fruits, puisqu’elle a remédié à la déficience potentielle de la demande en incitant les ménages, malgré la croissance des inégalités, à dépenser davantage au moyen de l’endettement. La consommation des ménages augmenta de ce fait plus vite que leur revenu disponible, ce qui explique l’effondrement du taux d’épargne. Bien sûr, cela conduisit tout droit à la crise des subprimes, puisque la plus grosse part de la croissance de l’endettement fut hypothécaire. En effet, la politique de bas taux d’intérêt fut d’autant plus efficace que les garanties exigées de la part des emprunteurs étaient faibles ou inexistantes.

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Jean-Paul Fitoussi est économiste. Il est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris depuis 1982 et a présidé l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) de 1989 à 2010. Il est également président du conseil scientifique de l’IEP de Paris depuis 1997 et membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre. Son travail porte sur les économies ouvertes, et sur le rôle des politiques macroéconomiques. Ses travaux récents portent sur les rapports entre la démocratie et le développement économique.

Le théorème du lampadaire, Les Liens qui Libèrent éditions (6 mars 2013)

[1] L’analyse est fondée sur l’hypothèse d’une différence de propension à consommer entre les agents économiques selon leur revenu. Cette propension serait plus forte pour les revenus faibles et moyens que pour les revenus élevés. Il apparaît intuitivement évident que ceux qui ne disposent par exemple que de 2500 euros mensuels ou moins consomment une part plus importante de leur revenu que ceux qui disposent de 500000 euros ou plus.

[2] Cela n’est strictement vrai que si le système financier ne recycle pas l’épargne supplémentaire résultant du transfert en investissement productif. S’il le faisait, la dépense d’investissement augmenterait et la croissance des inégalités ne modifierait pas l’équilibre global, mais résulterait en un changement de structure de la production : une part plus importante y serait consacrée à l’investissement et une part moins importante à la consommation. Cependant, généralement, la baisse de la consommation n’est pas une prémisse favorable à l’augmentation de l’investissement privé.

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