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Front national: les nombreux visages de l’électorat Le Pen

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Confortée par de bons sondages, un gouvernement en difficulté et une crise qui s’aggrave, Marine Le Pen a abordé le traditionnel défilé du Front national du 1er mai sereinement, avec les municipales et les européennes de 2014 en ligne de mire. « Nous avons déjà gagné la bataille des idées », a-t-elle clamé, soulignant « le record historique cette année des adhésions pour notre mouvement ». « Le peuple de France mérite mieux. (…) Tenez bon, je sais qu’il y a des moments difficiles mais tenons bon ! », a-t-elle conclu. Analyse du phénomène « Le Pen » avec Jacques Le Bohec, professeur en sciences politiques et spécialiste du Front national. 

JOL Press : Que cherche un électeur en votant pour Marine Le Pen ?
 

Jacques Le Bohec : Vaste et intéressante question. En tout cas, moi, elle m’intéresse, ce qui est fort rare dans le milieu de la science politique, qui s’est globalement désengagée de la sociologie électorale, laissant le champ libre à des chercheurs faisant réaliser leurs « enquêtes » par les « instituts » de sondage. Les politologues. On trouve par exemple dans des manuels de sociologie politique des analyses tirées des sondages commerciaux, ce qui est aberrant (voir Sociologie politique, de B. François, F. Sawicki et J. Lagroye). Ne savent-ils pas que l’on est dans l’impossibilité de connaître la démographie des électeurs de Le Pen à un scrutin donné en raison de la sous-estimation des déclarations de vote ?

Un sondage n’est pas une enquête de terrain. Quand on songe que le sondage CSA-BFM qui justifie vos questions a été réalisé par internet (voir Observatoire des sondages d’A. Garrigou + Manuel anti-sondages), cela laisse rêveur sur le sérieux qui est conféré aux sondeurs par des gens de médias pressés et peureux à l’idée qu’un reporter ramène des matériaux qui démentent les présupposés du tout-Paris ! Aussi lui impose-t-on un « angle » pour diminuer le risque.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que l’on dise des bêtises au sujet de ces électeurs fantasmés. Comme je n’ai pas beaucoup de temps et de place, je me contenterai de quelques éléments de base, mais qui suffisent pour contredire la plupart des visions habituelles.

D’abord, les électeurs de Le Pen ne sont pas que des électeurs de Le Pen et il vaut mieux les voir comme des agents sociaux qui optent de temps à autre pour un(e) candidat(e) présenté(e) par le Front national. Ensuite, cela signifie qu’ils ne partagent pas nécessairement tout ou partie des idées attribuées à ce parti. Certains ne les connaissent même pas. Et puis elles évoluent dans le temps et changent selon les fractions internes à ce parti. D’où l’inanité du « baromètre » du Monde.

Troisième point, il faut éviter d’homogénéiser les significations des votes, par exemple en employant le singulier plutôt que le pluriel.

Quatrième point, ces agents sociaux, à l’instar de la majeure partie de la population, sont éloignés de l’univers politique et ne votent pas conformément à la vision quasi professionnelle des élus, journalistes, communicants, sondeurs et politologues.

Ensuite, le sens qu’ils donnent à leur geste n’est le plus souvent pas d’ordre politique ; il ne faut pas confondre effets politiques bien réels des votes additionnés le soir des scrutins et causes et raisons de ces votes. C’est l’une des choses les plus difficiles à comprendre pour ces élites, pour qui, par ethnocentrisme, le vote égale fatalement expression d’une opinion politique.

JOL Press : Marine Le Pen se félicite d’un vote d’adhésion. Ne serait-ce pas plutôt un vote de contestation ?
 

Jacques Le Bohec : Même Marine Le Pen a intérêt à (laisser) croire qu’il en est ainsi pour se gargariser que les citoyens approuveraient les moindres interstices de ses propos. Comme vous le constatez, la question est plus ardue qu’il n’y paraît. Impossible de certifier ce que les électeurs de Le Pen « chercheraient » parce que s’ils visent un but, ce n’est pas toujours ce que l’on croit. Certains votent en espérant qu’elle ne passe pas, par exemple. Beaucoup n’envisagent pas de conséquence politique autre que la surprise et l’embarras des élites lors des soirées électorales et dans les jours qui suivent.

Ils expriment un message personnel que les sondages ne permettent nullement d’identifier. Le problème, c’est que les journalistes, les politiques, les sondeurs et les politologues ne se donnent pas les moyens d’apercevoir cette réalité et préfèrent projeter leur propre manière de fonctionner sur les électeurs. Par le biais des questions fermées dans les sondages, ils se convainquent par exemple que les enquêtés sont motivés par des thèmes politiques généraux. Cela les conforte dans leurs routines, les rassurent, mais les induit en erreur.

Telle beurette entend dire à ses frères de la laisser vivre sa vie hors du quartier. Telle commerçante veut embêter les enseignants de sa famille méprisants à son égard. Tel chef d’entreprise ostréicole veut manifester son déclassement social suite à une crise locale. Tel retraité exprime la déception de sa vie professionnelle révolue et sa pension faiblarde. Tel commandant de bord en préretraite signifie par son vote sa désolation après que la marine marchande française a périclité irrémédiablement. Etc.

Bref, les usages du bulletin Le Pen sont variés, peu politisés et limités spatialement, ce qui ne veut pas dire que la situation de ces agents sociaux soit sans lien avec les phénomènes sociaux généraux. Beaucoup de raisons de voter n’ont strictement rien à voir avec les immigrés et l’islam. De plus, parler en terme de « contestation » ne suffit pas. C’est trop vague. À cette aune, on pourrait trouver nombre d’électeurs contestataires pour bien d’autres candidats. N’y en avait-il pas parmi les électeurs de Eva Joly, Nathalie Artaud ou J.-L. Mélenchon l’année dernière ?

JOL Press : Marine Le Pen aurait-elle dû s’impliquer davantage dans l’opposition au mariage homosexuel ? Quelle a été sa stratégie ?
 

Jacques Le Bohec : Je ne peux ni ne veux répondre à votre question. Ce projet de loi avait tous les atours d’un piège à cons, pour amuser la galerie pendant qu’une série de renoncements et de choix, notamment au niveau européen, étaient réalisés sans qu’on en débatte outre mesure. L’accord sur la flexicurité est ainsi quasiment passé à la trappe dans les débats publics alors que cela concerne la vie au travail de dizaines de millions de personnes en France. Ce débat a occupé le devant de la scène et fait utilement diversion, jusque dans ses débordements, finalement plus rationnels que les opposants au mariage gay n’aimeraient le penser sans doute.

Quant à la position de M. Le Pen, je pense qu’elle s’explique par trois raisons. 1/ la fille n’est pas le père et elle est sans doute plus réticente, par sa vie et ses expériences personnelles, à condamner des mœurs sexuelles réprouvées dans l’optique viriliste de son paternel. 2/ Sans parler de « lobby gay », il y a et il y a eu dans les instances nationales du Front national de nombreux homosexuels qui ont été attirés par l’action de Jean-Marie Le Pen ; elle a sans doute voulu ménager la susceptiblité de collaborateurs fidèles à l’organisation qu’elle dirige désormais. 3/ Elle a sans doute anticipé à la fois le passage inéluctable de la loi, la difficulté de s’opposer dans les hémicycles fautes de combattants et la routinisation rapide de la loi dans les pratiques, à l’exemple du Pacs.

JOL Press : Selon vous, quelle doit être sa ligne pour les quatre années à venir si elle souhaite accéder au second tour ?
 

Jacques Le Bohec : Mon travail ne consiste pas à aider M. Le Pen à accéder au second tour de la prochaine élection présidentielle… Surtout que votre question laisse penser que le score électoral d’un candidat dépend principalement de sa performance personnelle et de la stratégie partisane adoptée, ce qui est erroné. Ce qui me désole surtout, c’est que les candidat(e)(s) qui ont ma préférence ne font pas leur miel des analyses de sciences sociales les plus pointues et se contentent eux aussi des apparences et de leurs automatismes de pensée politico-centrées. Les votes Le Pen interprétés comme des votes d’extrême droite ou racistes, par exemple. Trop de leaders confient leur sort à des affidés, à des fichistes et à des courtisans qui ne sont guère connus pour être des prix Nobel en puissance. Le paradoxe, c’est qu’il me semble que les dirigeants du Front national effectuent un travail politique sur ce qui s’écrit et se dit sur eux qui n’est pas réalisé avec assez de minutie et de profondeur dans d’autres formations politiques.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Docteur en science politique, Jacques Le Bohec est Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière (Lyon II). Il est l’auteur entre autres de Les interactions entre les journalistes et J-M Le Pen (Editions L’Harmattan – octobre 2004), Sociologie du phénomène Le Pen (Editions La Découverte – septembre 2005) et Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, co-dirigé avec Christophe Le Digol, (PUF – juin 2012)

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