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Gilles Kepel: «La Syrie, champ de bataille d’un conflit gigantesque»

Depuis deux ans, Gilles Kepel, familier du monde arabe depuis quatre décennies, est retourné partout – Palestine, Israël, Égypte, Tunisie, Oman, Yémen, Qatar, Bahreïn, Arabie saoudite, Liban, Turquie, Syrie – et a rencontré tout le monde – salafistes et laïcs, Frères musulmans et militaires, djihadistes et intellectuels, ministres et fellahs, diplômés-chômeurs et rentiers de l’or noir… De ce périple il a rapporté un Journal.

Dans ce deuxième volet, Gilles Kepel évoque le conflit syrien. On parle de guerre civile entre partisans et adversaires de Bachar al-Assad. On craint la régionalisation du conflit. Et si celle-ci avait déjà eu lieu ? Et si cette guerre civile était déjà une guerre de religions, une guerre entre deux conceptions rivales de l’Islam, le chiisme et le sunnisme ? Éclairage. 

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JOL Press : Que se passe-t-il en Syrie ? Pourriez-vous nous l’expliquer en quelques mots ?

Gilles Kepel : Dans un contexte de conflit pour le contrôle du pétrole et du gaz du Golfe persique entre les pays arabes du Golfe et l’Iran, les révolutions arabes se sont traduites à l’échelle régionale par un conflit gigantesque dont la Syrie est le champ de bataille par excellence, entre l’Iran d’un côté, qui s’appuie sur le régime syrien, le Hezbollah et la Russie, et de l’autre les pétromonarchies, qui soutiennent les salafistes à l’intérieur de la révolution syrienne, et qui sont aidées par la Turquie, les Occidentaux et Israël.

Au fond, la Syrie est aujourd’hui l’otage et le symbole très complexe et très controversé du non unanimisme de ces révolutions, et donc de cette opinion publique arabe.

JOL Press : On a souvent craint une extension régionale du conflit syrien. Pour vous, c’est déjà le cas ?

Gilles Kepel : Oui, ce qu’il se passe en Syrie n’est plus un conflit syrien, c’est un conflit régional et international, un peu comme c’était le cas pour la guerre du Liban autrefois. Les Syriens sont les acteurs, et les salafistes syriens sont en grande partie les pions des pétromonarchies.

L’armée de Bachar al-Assad aujourd’hui ne tient que parce qu’elle a le soutien de l’Iran, de son armement et de l’armement soviétique.

JOL Press : Doit-on craindre que le théâtre de ce conflit régional sorte des frontières de la Syrie ?

Gilles Kepel : Oui. Le premier, bien sûr, c’est le Liban, où ça s’est déjà étendu, notamment au nord, avec le conflit entre les sunnites de Tripoli qui soutiennent les révolutionnaires syriens, et les alawites locaux, qui eux, soutiennent le régime de Bachar. Ça s’est traduit par la démission du gouvernement et la fragilité extrême de la situation politique libanaise.

JOL Press : Et dans ce contexte, Israël a-t-elle des raisons de s’inquiéter ?

Israël a pour ennemi principal, pour l’instant, l’Iran, et soutient paradoxalement la coalition de l’opposition, ce qui donne cette alliance étonnante entre salafistes et sionnistes contre les chiites et la Russie.

Israël considère que l’Iran a bâti sa ligne de défense avancée à ses frontières, avec le Hezbollah d’un côté et le Hamas de l’autre. Son objectif dans le court terme, c’est d’affaiblir l’ennemi iranien, qui semble le plus dangereux.

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

> Gilles Kepel est membre sénior de l’Institut universitaire de France, et est l’auteur de nombreux ouvrages sur le monde arabe et l’islam contemporains. Ancien professeur à Sciences-Po, il est le fondateur de la collection « Proche-Orient » aux PUF.

Gilles Kepel est l’auteur de Passion arabe: Journal, 2011-2013 sorti chez Gallimard le 21 mars 2013

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