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Marine Le Pen va-t-elle profiter de l’échec du binôme Hollande-Ayrault?

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Confortée par de bons sondages, un gouvernement en difficulté et une crise qui s’aggrave, Marine Le Pen a abordé le traditionnel défilé du Front national du 1er mai sereinement, avec les municipales et les européennes de 2014 en ligne de mire. « Nous avons déjà gagné la bataille des idées », a-t-elle clamé, soulignant « le record historique cette année des adhésions pour notre mouvement ». « Le peuple de France mérite mieux. (…) Tenez bon, je sais qu’il y a des moments difficiles mais tenons bon ! », a-t-elle conclu. Analyse du phénomène « Le Pen » avec Jacques Le Bohec, professeur en sciences politiques et spécialiste du Front national.

JOL Press : Selon un sondage CSA-BFM, la présidente du FN recueillerait 23% des voix au 1er tour contre 19% pour le candidat PS si la présidentielle était à refaire. Que peut-on tirer de ce genre de sondage ? Quelle réalité recouvre-t-elle ?
 

Jacques Le Bohec : Les sondeurs eux-mêmes disent – même si les gens de médias l’oublient volontiers – que ce genre de scénarios proposés à des enquêtés à plus de deux trois semaines du scrutin n’ont guère de sens. Et sur ce point ils n’ont pas tort. Mais comme ils sont payés et se font de la publicité via les reprises grâce à ces sondages, ils continuent à en faire. Rappelons que les sondages courants s’inscrivent dans le cadre des « affaires » que doivent réaliser les firmes privées de sondages. Les sondages politiques et médiatiques représentent environ 10% de leur chiffre d’affaires, le reste étant réalisé sur des sondages pour les entreprises privées (enquêtes de marché avant le lancement d’un nouveau produit).

Conclusion, il ne faut pas accorder de vertu prédictive et même pas conjoncturelle. Et que penser d’un sondage qui vise à imaginer ce qu’on ferait si on avait à refaire alors qu’on sait qu’une partie des électeurs reconstruisent leur vote en fonction du résultat avéré et que d’autres l’oublient complètement, notamment parce qu’ils sont peu intéressés par la politique et n’accordent pas grande importance à leurs votes ?

Contrairement à ce que les sondeurs prétendent dans leur rapport (voir site de CSA), ils ne mesurent pas non plus une « indication du rapport de forces politique au moment de l’enquête. » De plus, l’affaire DSK montre que la personne des candidats qui finalement seront en lice peut varier d’ici là. Les choses peuvent aussi changer si F. Hollande se décide au début de l’année 2014 à changer de cap politique et donc de Premier ministre au vu de l’échec cuisant qu’il n’est pas difficile de prévoir. Si sa cote de popularité se maintient à cet étiage voire chute encore, F. Hollande gagnera-t-il les primaires au sein de son parti ? Ne s’est-il pas engagé à infléchir les courbes à la fin de cette année ?

Ce sondage CSA-BFM a une seule utilité : conduire à s’interroger sur les conséquences de l’échec prévisible du binôme Hollande-Ayrault et de leurs mentors libéraux bruxellois ; à quelle formation politique tout cela va profiter ? Et l’on aura une indication dès l’année prochaine avec les élections municipales, territoriales et européennes.

La logique voudrait donc, non que F. Hollande plie bagages avant la fin de son mandat en 2017, mais qu’il admette s’être fourvoyé et adopte une politique de relance keynésienne pour amorcer la pompe. Ce sera difficile tellement il est fier de son propre sort, content d’être là où il est alors que ce devait être un autre. Son autosatisfaction injustifiée est le principal obstacle à un virage à gauche qui éviterait le refuge vers Marine Le Pen.

Il ne mesure pas combien il a été choisi pour mener une politique conforme aux intérêts des puissants plutôt que pour résoudre les maux de la société, notamment parce qu’il était donné gagnant à coup sûr par les sondeurs contre le président sortant, (au contraire de Martine Aubry). Mais il ne souhaite pas opérer ce virage également pour des raisons d’adhésion à l’idéologie libérale, appliquée depuis vingt ans avec le résultat que l’on connaît. On dirait que moins ça marche, plus il faut persévérer dans le chemin vers le précipice…

Or la plupart des questions posées dans ce sondage reflètent les débats byzantins entre journalistes politiques parisiens, comme le changement de Premier ministre, simple question de casting. Assez peu les préoccupations des gens ordinaires. Pourquoi n’y a-t-il pas dans ce sondage des questions sur les reniements du président de la République ?

JOL Press : Nicolas Sarkozy lui obtiendrait 34% et Jean-Luc Mélenchon 11,10%. Seules 59% des personnes ayant voté pour François Hollande au premier tour de la présidentielle en 2012 voteraient à nouveau pour lui. Selon vous, vers qui vont se tourner les déçus de François Hollande ?
 

Jacques Le Bohec : Eh bien, il est justement très difficile de le savoir aujourd’hui en raison de nombreuses incertitudes sur l’offre politique qui sera proposée aux électeurs. Ainsi la présence de l’ancien président dans le sondage relève de la politique fiction vu qu’il a promis de ne plus s’engager en politique et qu’il lui sera bien difficile de « revenir » si l’on en croit le sort tragicomique de Lionel Jospin… En plus, Jean-François Copé et François Fillon croient leur chance arriver et ne se laisseront pas faire. Ils annoncent déjà qu’il devra passer par les fourches caudines des primaires de l’UMP.

Votre question suppose par ailleurs qu’il y a d’ores et déjà des déçus, ce qui me semble incontestable. Mais certains de ses électeurs du premier et du second tour de la présidentielle savaient à quoi s’en tenir. Ils ont choisi F. Hollande, non parce qu’ils étaient d’accord avec ou se fiaient totalement à lui, mais qu’ils voulaient éviter un 21 avril bis. Comme me l’a avoué un de ces électeurs d’abord tenté par Jean-Luc Mélenchon, ils ont « baissé leur culotte », ils se sont dégonflés en toute connaissance de cause. Ces derniers ne peuvent donc être déçus puisqu’ils s’attendaient aux renoncements en série de l’actuel locataire de l’élysée.

On pourrait par exemple citer une promesse évanouie mais très peu commentée : la non signature de la Charte européenne des langues régionales, la France ne l’a toujours pas signée. Sur ce plan comme sur bien d’autres, comme la politique universitaire, F. Hollande est dans la continuité de N. Sarkozy de Nagy-Bocsa. Les promesses n’engagent-elles que ceux à qui elles sont adressées ?

Bien d’autres électeurs du premier tour ont voulu y croire de façon mécanique, pour justifier à leurs propres yeux leur habitude de se déplacer jusqu’au bureau de vote. C’est ce que Pierre Bourdieu a appelé la « fides implicita » : le fait de voter place des citoyens dans la situation de déléguer leur pouvoir à des élus auxquels ils confient le réglement des affaires publiques et ils leur octroient une confiance minimale.

Dans leur compétence et leur connaissances, par exemple, alors que les leaders du parti socialiste, très éloignés socialement des classes moyennes et populaires, méconnaissent assez largement le fonctionnement réel de la société française (voir livres de Rémi Lefèvre, La société des socialistes et Les primaires socialistes).

Certes, il y a aussi des bétas et des béats, souvent dépendants de l’appareil socialiste (clientèle, militants, élus locaux, emplois, apparatchiks, subventions aux associations), qui ont avalés tellement de couleuvres dans le passé que tout passe désormais sans qu’ils s’en rendent compte. Ceux-ci ont validé depuis longtemps l’abdication à changer l’ordre social établi et suivent en fidèles quoi que les leaders de leur parti décident. Mais ce ne sont pas les plus nombreux.

Vous le voyez, le fait qu’une partie de ses électeurs n’optent pas en sa faveur aujourd’hui n’a rien d’une information. Mais ce qu’il faut ajouter surtout, c’est que la focalisation de ce sondage sur la dimension de course hippique de la vie politique conduit à occulter diverses choses névralgiques que les journalistes oublient souvent. On peut mentionner l’importance des élections législatives. Les résultats à ces élections-là comptent en effet bien plus que l’élection présidentielle pour décider quelle vont être les mesures prises par le gouvernement à venir. Il est symptomatique de cet aveuglement collectif de voir que les efforts des médias et des candidats portent en priorité sur la seconde au détriment des secondes.

Il faut dire que les législatives ne présentent pas les mêmes atours, s’agissant de scrutins par circonscription. Dans un pays jacobin comme la France et avec des journalistes politiques qui ne quittent guère Paris intra-muros pour des reportages et qui s’intéressent aux « ténors » pour se grandir eux-mêmes par ricochet, les élections législatives paraissent peu intéressantes, folkloriques, rurales, mineures. Ils ont grand tort.  

Que ce soit en 2002, 2007 ou 2012, le soufflé est retombé d’un mois à l’autre, ce qui se vérifie dans la chute de la participation : 35 et 39% en 2002, 39 et 40% en 2007, 42 et 44% en juin de l’année dernière. Il est clair que ces élections sont escamotées par les élites et cela se voit dans les thèmes de sondages publiés. Mais faut-il s’en étonner quand on voit la vacuité politique des soirées électorales à la télévision ? Ne vivons-nous pas une démocratie en peau de chagrin, où les mots ne sont plus que des oripeaux ? 

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Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Docteur en science politique, Jacques Le Bohec est Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Lumière (Lyon II). Il est l’auteur entre autres de Les interactions entre les journalistes et J-M Le Pen (Editions L’Harmattan – octobre 2004), Sociologie du phénomène Le Pen (Editions La Découverte – septembre 2005) et Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, co-dirigé avec Christophe Le Digol, (PUF – juin 2012)

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