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«A Istanbul, un phénomène dont l’ampleur est inédite depuis 50 ans»

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La place Taksim ne semble pas vouloir désarmer, malgré la répression du gouvernement. Les Stambouliotes semblent mobilisés, pour de bon, pour contrer les plans d’urbanisme du gouvernement sur la place principale d’Istanbul.

Alors que la violence fait rage, que certains manifestants dénoncent la volonté d’islamisation de la Turquie par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, Etienne Copeaux, chercheur et spécialiste de la Turquie, estime, pour sa part, que les véritables causes de la mobilisation des Turcs trouvent leur source bien plus loin dans l’histoire turque.

Sans parler de « Printemps turc », à quelle sorte de mouvement assistons-nous en Turquie au cours de ces derniers jours ?
 

Etienne Copeaux : Effectivement, l’expression « Printemps turc » revient souvent dans l’actualité, notamment en Une de Libération, lundi 3 juin. Mais utiliser cette expression revient à faire un lien explicite avec les Printemps arabes alors qu’il serait préférable d’analyser les événements en fonction de la réalité turque.

Un tel embrasement, et sous cette forme, est assez inattendu. Au-delà, la goutte d’eau qui a été le moteur de cette mobilisation est également inattendue puisqu’il s’agit d’un plan d’urbanisme.

Il faut se plonger dans l’histoire de la ville pour comprendre les tenants et les aboutissants de la colère des Stambouliotes.

Avant 1955, le centre d’Istanbul était le quartier grec. Il y avait, et il y a encore, de nombreuses églises. Puis les orthodoxes ont été expulsés et ce quartier est devenu un gigantesque squat accueillant les Kurdes et les populations les plus pauvres.

Tout proche du centre d’une ville qui a voulu se forger une réputation de mégalopole mondiale, des quartiers populaires ont rapidement fleuri.

Derrière ce projet d’urbanisme et la défense des arbres de la place Taksim, il y a un problème d’immigration qui touche les plus pauvres. Les gens qui vivent ici veulent continuer à y vivre, et se révoltent pour préserver leur cadre de vie.

Un mouvement de protestation est donc né et on ne peut pas, dans l’état actuel des choses, le qualifier de Printemps turc. C’est une révolte de la société civile tout à fait nouvelle, de par son ampleur, en Turquie.

De qui sont composés les rangs des manifestants de ce mouvement ?
 

Etienne Copeaux : Il y a vraiment de tout. Au cœur du mouvement, on peut reconnaître l’influence de la société civile, née dans les années 90 et qui réunit ceux qui militent pour différentes causes sociales telles que l’écologie, la question kurde, le génocide arménien, la mouvance LGBT, le féminisme.

Mais ce mouvement est inédit et, parmi les rangs de cette révolte hétérogène, on retrouve aussi des ultra-nationalistes, des membres de la gauche radicale qui tentent de récupérer la cause sans y parvenir.

Pourtant, une large partie du mouvement actuel n’est pas dépendante de ce noyau. La tension actuelle vient notamment de la déception que le gouvernement, par son action, a provoqué chez les Turcs.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, l’AKP de Recep Tayyip Erdogan a commencé à vouloir régler nombreux de ces problèmes et c’était une grande et bonne surprise. Même les milieux intellectuels de gauche ont été agréablement surpris.

Néanmoins, cette période n’a pas duré et nombreux sont ceux qui, déçus de voir que le gouvernement n’avait pas l’intention de régler ces tabous, se sont désolidarisés de l’AKP.

Depuis, le régime a entamé un tournant répressif très violent. On compte aujourd’hui 10 000 prisonniers d’opinions. Depuis deux ans, la Turquie est devenue un des pays les plus répressifs au monde et, en terme de liberté de la presse, la Turquie arrive juste après la Chine.

Tous ces déçus se retrouvent aujourd’hui place Taksim.

Les arbres de la place Taksim ne sont alors qu’un prétexte ?
 

Etienne Copeaux : Effectivement, c’est presque anecdotique. En 1996, un gouvernement islamique avait déjà annoncé la construction d’une mosquée sur cette place.

Il s’agit d’un quartier chrétien et il y a une sorte de souci de conquête qui fait plaisir à une certaine part de l’électorat turc.

Je remarque néanmoins que la société turque est de plus en plus libérée de certains tabous. Le 24 avril dernier, des représentants de la diaspora arménienne se sont réunis en plein centre pour commémorer le génocide. Un évènement impensable il y a quelques années. Aujourd’hui, la population ne craint plus d’aborder ces questions.

Or, si les choses changent, le gouvernement de son côté devient de plus en plus autoritaire.

Les manifestants accusent le Premier ministre Erdogan de vouloir islamiser la société turque. Est-ce le cas ?
 

Etienne Copeaux : Oui mais ce n’est pas nouveau et il faut surtout bien avoir en tête que si la Turquie se qualifie de république laïque, elle n’a, dans les faits, jamais été laïque. Comment parler de république laïque quand celle-ci a été fondée à partir de l’élimination des Arméniens, des orthodoxes puis des juifs ?

C’est une république faite pour les musulmans dans laquelle les non-musulmans ne comptent pas. Dans le quotidien, on le constate par les restrictions d’alcool, le port du voile, etc. Il y a, à Istanbul, des quartiers où le non-musulman n’est vraiment pas le bienvenu.

L’islamisme en Turquie est néanmoins largement différent de celui des pays arabes en ce qu’il est mêlé de nationalisme.

La religion fait partie de la nation. Pour être vraiment Turc, il faut être musulman et ce sont les différents nettoyages ethniques successifs qui ont abouti à la formation d’un pays presqu’intégralement musulman, afin que l’idéologie turco-musulmane gagne.

L’AKP de Recep Tayyip Erdogan se situe dans ce courant. L’idée est enracinée dans les mentalités, chez les traditionalistes comme chez les plus modérés. Elle est notamment enseignée à l’école avec beaucoup de subtilité. Dans les manuels d’histoire, le discours va dans ce sens : pour être Turc, il faut être musulman et il est donc logique d’observer, parfois, cette idéologie au sein même du gouvernement.

Selon vous, quelle ampleur peut prendre cette crise ?
 

Etienne Copeaux : Personne ne le sait. Elle peut s’éteindre demain, reprendre plus tard.

On a dit que le mouvement commençait à se calmer mais on a également entendu que les universités envisageaient de décaler les examens.

On peut également imaginer que ce mouvement reprenne ailleurs, en province. Il faudra attendre pour le savoir.

Propos recueillis par Sybille de Larocque pour JOL Press

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