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Les libertés civiles sont-elles en danger en Turquie?

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Depuis plusieurs jours, les projecteurs de nombreux médias mondiaux sont braqués sur cette désormais célèbre place Taksim d’Istanbul. Liberté des manifestants bafouée, répression sanglante, la Turquie dévoile un sombre visage.

Pourtant, ce phénomène n’est pas nouveau. Pour Vincent Eiffling, chercheur au Centre d’Etude des Crises et Conflits Internationaux (CECRI), la Turquie a entamé cette pente descendante en 2006, alors même que les négociations pour son adhésion à l’Union européenne étaient ouvertes.

Depuis plusieurs jours, la Turquie est montrée du doigt pour son non-respect des libertés publiques. En termes de liberté de la presse, elle est notamment l’un des derniers pays au classement de Reporters sans frontières. Comment analysez-vous cette situation ?
 

Vincent Eiffling : La Turquie est, à ce niveau, un pays très paradoxal. Le Premier ministre Erdogan le dit lui-même, les Turcs n’ont jamais eu autant de libertés publiques, et c’est vrai.

Simplement, certaines de ces libertés, après avoir connu un pic positif en 2006, peu après l’octroi officiel à la Turquie du statut d’Etat candidat à l’Union européenne, n’ont pas depuis cessé d’être bafouées.

Prenons l’exemple de la liberté de la presse. En 2006, la Turquie était 100ème au classement de Reporters sans frontières, elle est aujourd’hui au 154ème rang. Depuis 2006, le nombre de journalistes emprisonnés a explosé et en 2012, année particulièrement noire, ils sont nombreux a avoir été incarcérés provisoirement sans procès.

En termes de liberté d’expression, une nouvelle loi a récemment été promulguée et désormais il est interdit de tenir des propos injurieux envers la religion. A ce titre, plusieurs écrivains et académiciens ont déjà été condamnés.

La Turquie, c’est donc le pays où Twitter, selon les termes de Recep Tayyip Erdogan, est un outil de déstabilisation. C’est un pays dans lequel les grands médias n’ont que très peu couvert les récentes manifestations.

Mais c’est aussi, et là est le paradoxe, un pays qui, depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, a privilégié le multipartisme, a écarté l’armée du pouvoir. Recep Tayyip Erdogan a beaucoup agi pour les minorités, tout particulièrement les Kurdes.

Le problème réside donc dans cette tendance au retour en arrière. Car maintenant que l’islam conservateur, qui se sentait discriminé jusqu’alors, a atteint le pouvoir, il décide de brider le reste de la population.

Y a-t-il donc une réelle volonté d’islamisation derrière la politique de Recep Tayyip Erdogan ?
 

Vincent Eiffling : Le Premier ministre a toujours tenu un discours dénigrant ce genre de propos, mais dans les faits, la situation est troublante.

A force de défendre les plus traditionnalistes, le reste de la société turque a été marginalisée.

Il est déjà arrivé à Recep Tayyip Erdogan d’affirmer qu’un Turc ayant l’habitude de consommer une bière quotidiennement n’est rien d’autre qu’un alcoolique. Le maire d’Ankara, issus des rangs de l’AKP a quant à lui déjà affirmé qu’une femme qui s’est fait violée ferait mieux de se suicider que d’avorter.

Dans les rapports qui entourent le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, la liberté individuelle, la liberté de la presse et l’accès à la justice sont très souvent pointés du doigt et les responsables européens en sont très préoccupés.

En 2012, 160 cas impliquant la Turquie ont été portés à la Cour européenne des droits de l’Homme et ce chiffre est en perpétuelle augmentation depuis 6 ans.

Qu’en est-il de la société turque ? Accepte-t-elle cette politique sans ciller ? Le mouvement de la place Taksim est-il représentatif de l’ensemble de la population ?
 

Vincent Eiffling : En 2007, l’AKP a réalisé un score de 47% aux élections législatives. En 2011, ce score a augmenté pour atteindre 49,8%. En mars 2013, le parti d’Erdogan récoltait 62% d’opinion favorable selon les sondages.

Plus de la moitié de la population soutient l’AKP.

Dans ces manifestations, nous ne voyons que ce qu’ils veulent bien nous montrer. La Turquie est en fait durablement polarisée en deux groupes. Il y a d’un côté ceux qui sont favorables à un certain ordre moral et qui soutiennent l’AKP et de l’autre, les modernistes qui sont opposés à la politique du gouvernement.

Cette partie de la population est majoritairement issue de l’ancienne bourgeoisie. Lorsque l’on regarde les indices de développement humain des différents départements de Turquie, on se rend compte que les plus élevés sont ceux qui votent le moins pour l’AKP tandis que dans les régions rurales, l’AKP réalise de très bons scores.

Pensez-vous alors que le mouvement initié il y a quelques jours pour la démission du Premier ministre Erdogan pourrait durer ?
 

Vincent Eiffling : Pour le moment, il est très difficile de se prononcer. Ce mouvement a une structure très hétérogène et n’a pas de leader fort.

Le problème de l’opposition turque est qu’elle est incapable de se fédérer. J’estime aujourd’hui que ce mouvement pourrait se tasser dans les petites agglomérations d’Anatolie mais se renforcer dans certaines villes importantes comme Istanbul, Ankara et Izmir.

Dans 7 mois, seront organisées les élections locales, ce sera un test important pour la base électorale de l’AKP qui ne réunit pas uniquement les islamo-conservateurs mais de nombreux Turcs séduits par la politique économique libérale du parti.

La campagne électorale commencera ce week-end, la manifestation pourra alors entrer dans un cadre plus légal et les opposants pourront s’exprimer.

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