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«Les Turcs sont exaspérés par les mensonges d’Erdogan»

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JOL Press : Pouvez-vous nous décrire la situation en Turquie en ce moment ?
 

Beril Kaya : Je me trouve actuellement à Izmir, et ma famille est à Istanbul et Ankara. À Izmir, les gens aussi protestent dans la rue. Nous avons sorti nos drapeaux à la maison.

Les gens se regardent un peu en chiens de faïence, il y a ceux qui soutiennent le parti et qui ne disent pas grand-chose ou qui rapellent simplement que ce qu’a fait Erdogan est bien parce qu’il a amené le pays dans un état de prospérité, il a fait construire des routes, mis en place des infrastructures dans les villages.

Et il y a tous les gens dont on ne parle pas, ceux qui sont mis en prison, ceux qui sont tabassés par la police… Ma cousine est à Ankara, elle travaille à l’hôpital, elle est professeur de physiothérapie, et elle habite juste à côté de la tombe d’Atatürk. Tous les soirs après le travail, elle va manifester. Ils ont déjà commencé à faire des listes de tous les docteurs qui ont participé aux manifestations. D’autres gens sont intimidés par la police.

C’est très frustrant de voir les images à la télévision turque, où le Premier ministre dit qu’il n’y a que des terroristes dans les rues. Les images sont manipulées, on veut nous montrer que c’est une opération très tranquille, qu’il n’y a eu que quelques échauffourées sans grande importance, et qu’il faut évacuer ces manifestants parce que ce sont des terroristes. Mais ce sont des étudiants, des personnes âgées, des gens qui en ont assez, des personnes qui se prononcent pour les kurdes ou pour d’autres minorités. Ce n’est pas une question de religion, mais une question de liberté de parole, car il n’y en a plus !

JOL Press : Ce « ras-le-bol » de la population était-il latent depuis de nombreuses années ou est-ce un sentiment récent ?
 

Beril Kaya : Cela fait onze ans que, petit à petit, Erdogan a commencé à gratter et à éplucher la liberté d’expression. Il a changé les choses progressivement : la Constitution, les frontières des municipalités… En faisant cela, il a réussi à gagner des votes dans des régions de Turquie qui étaient contre son parti. L’année dernière, lors de certaines journées spéciales comme la journée d’Atatürk ou la fête nationale, Erdogan a empêché les gens de se rassembler. Il y avait de nouveau des canons d’eau utilisés pour disperser les gens. Cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

JOL Press : De votre point de vue, ce n’est donc pas une histoire de religion, mais plutôt la dérive autoritaire d’un pouvoir dictatorial ?
 

Beril Kaya : Oui, c’est vraiment cela le problème en Turquie. Il y a toujours eu des affaires de corruption. Erdogan n’est pas arrivé en Turquie sans être corrompu. Je connais des personnes qui étaient de bons étudiants : ils ont été recrutés il y a longtemps, on leur a dit qu’ils seraient envoyés aux États-Unis, gratuitement, que leur famille serait bien prise en charge en Turquie, pour qu’ensuite ils reviennent en Turquie, avec un travail garanti à la clé. Ce sont maintenant des gens haut placés, proches du parti d’Erdogan. 

Quand certaines chaînes de télévision montrent les vraies images, elles sont sans cesse sanctionnées, le gouvernement essaie de les faire taire. Alors que tous les autres médias, contrôlés par le gouvernement, ne montrent que très peu d’images, ou seulement le Premier ministre, en boucle. Cela me fait froid dans le dos. Doit-on en arriver à un État où l’on nous fait taire, pour que les gens se réveillent ?

JOL Press : Que va-t-il se passer maintenant ?
 

Beril Kaya : Comme l’armée est sous la commande du Premier ministre, je ne sais pas si tout cela va suffire. Quand nous manifestons, nous n’avons rien d’autre que notre voix et notre présence physique, dans la rue, pour protester. C’est tout ce que l’on peut faire. Nous sommes créatifs, avec nos chansons et nos danses. Mais j’ai peur qu’il réussisse à nous faire taire. Nous arriverons peut-être petit à petit à montrer que le pouvoir est faible et à vraiment gagner les élections. Mais il faudra cependant du temps pour que les choses reviennent à la normale.

Je vois malgré tout que les gens se sont réveillés de façon bien plus forte. Ils sont plus fermes qu’avant et ils ne veulent pas laisser tomber. Mais Erdogan non plus ne veut pas laisser tomber. Nous sommes vraiment en présence de deux béliers qui s’affrontent. Avant que les choses ne se rétablissent, il va y avoir du sang, c’est sûr.

Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press

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