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Égypte: le harcèlement sexuel se banalise, des militants se mobilisent

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JOL Press : Comment définissez-vous le harcèlement sexuel ?

 

Noora Flinkman : Comme toute action ou parole de nature sexuelle qui viole l’intégrité physique ou l’intimité d’une personne ; qui fait que celle-ci se sent mal à l’aise, intimidée, insultée, non-respectée, menacée, effrayée ou abusée. Le harcèlement sexuel peut prendre la forme d’oeillades déplacées, de sifflets, d’exhibitionnisme ou de masturbation face à la personne, de torture psychologique à connotation sexuelle lors d’interrogatoires par la police, de la divulgation de photos dénudées sur Internet, d’attouchements, de viols, de viols collectifs, etc.

JOL Press : Quelle est l’étendue du phénomène en Égypte ?

 

Noora Flinkman : Il n’y a pas vraiment de statistiques sur le sujet. D’abord parce que les victimes ont trop honte pour témoigner, trop peur aussi ; elles sont parfois même dans le déni. Mais également parce que le harcèlement sexuel est accepté en Égypte, excusé, justifié. 

On peut toutefois clairement dire que le nombre de harcèlements sexuels a atteint des niveaux catastrophiques dans le pays. Un rapport des Nations unies datant de 2013 montre que 99,3% des Égyptiennes interrogées se disent victimes de harcèlement sexuel au quotidien. La même étude révèle que, dans 85% des cas, aucun passant n’intervient pour venir en aide à la victime.

Les violences sexuelles sont aussi récemment devenues une arme contre les femmes qui participent à la vie politique ou publique.

JOL Press : Avez-vous à ce propos des informations relatives aux manifestations des derniers jours ?

 

Noora Flinkman : Pour la seule semaine dernière, entre le 29 juin et le 6 juillet, on nous a rapporté 169 cas d’agressions sexuelles, de viols ou de viols collectifs, lors des manifestations Place Tahrir. Il est possible que parmi les agreseurs, certains aient été payés. Mais la majorité d’entre eux sont juste des passants qui se sont joints aux agressions. Donc non seulement les agresseurs agissent librement, mais de plus en plus de gens assistent à ces scène passivement ou s’y joignent.

JOL Press : On ne peut donc pas dire qu’il y ait un « type » d’agresseurs ?

 

Noora FlinkmanEh non. De la même manière qu’on ne peut pas dire qu’il y ait un « type » de victimes. Les agresseurs comme les victimes sont de toutes origines sociales, économiques et professionnelles. Parmi les agresseurs, il y aussi bien des agents de police, des membres de dispositifs de sécurité, que des pères de famille avec leurs enfants, des seniors, de tout jeunes adolescents, des marchants ambulants, des chaufeurs de taxi, etc. 

Les victimes peuvent être voilées ou pas, jeunes ou âgées, mariées ou pas, égyptiennes ou étrangères. L’idée répandue selon laquelle un certain type de femmes seulement se font harcelées – celles qui ne portent pas le voile notamment – et que seule une petite minorité d’hommes sont responsables d’harcèlements sexuels, est totalement fausse. Nos enquêtes de terrain prouvent que les harcèlements sexuels touchent absolument toutes les strates de la société. 

JOL Press : Vous disiez justement tout à l’heure que le harcèlement sexuel en Égypte est « accepté » socialement…

Noora Flinkman : Absolument. Le harcèlement sexuel est un non sujet dans le pays. Un tas d’excuses sont avancées pour justifier les agresseurs : « Il ne peut pas s’en empêcher », « Elle l’a bien cherché, vous avez-vu comment elle est habillée ?  », « Les hommes seront toujours des hommes », etc. Il n’y a plus aucune conséquence judiciaire ou sociale ; les agresseurs agissent librement, parfois même par pur réflexe.

L’impunité dont jouissent les agresseurs aujourd’hui, associée à la honte que ressentent les victimes, non seulement perpétue le problème, mais aussi « prépare » la jeune génération à considérer le harcèlement sexuel comme normal, excusable, viril ou « cool ». 

L’une des raisons du nombre exponentiel de cas d’harcèlements sexuels dernièrement s’explique notamment par la passivité des autorités publiques sur le sujet. Les lois contre les violences sexuelles, car il y en a, ne sont pas appliquées. Dans de nombreux cas, les officiers de police eux-mêmes sont responsables d’harcèlement sexuels.

Les harcèlements sexuels cesseront lorque tous les Égyptiens – notamment la police – considèreront qu’il s’agit de délits majeurs et que les agresseurs doivent être punis. Avoir des lois incriminant les violences sexuelles n’est pas suffisant ; elles ne seront jamais mises en application tant que les mentalités n’auront pas changé. 

JOL Press : Comment votre organisation, HarassMap, s’y prend-t-elle pour endiguer ce fléau ?

Noora Flinkman : Notre mission est précisément de mettre un terme à cette « acceptation » sociale. Nous pensons que pour restaurer la sécurité des femmes de ce pays, c’est dans la rue qu’il faut en priorité agir. Nous avons mis en place différents outils pour y parvenir. 

Il y a d’abord notre Carte. La Carte est un outil mis à disposition des victimes et des témoins des agressions afin qu’ils puissent faire état de leurs expériences, via sms ou en ligne sur notre site. Chacun de ces témoignages apparaît sous la forme d’un point rouge sur la carte du pays que nous mettons en ligne. Ce système de collecte aide à briser le silence et aide notre Communauté à venir en aide aux victimes (comment faire un rapport de police, obtenir une aide psychologique, où prendre des cours d’auto-défense, etc). 

Notre deuxième outil est précisément notre Communauté : nous formons des Capitaines et les envoyons une fois par mois à travers le pays pour qu’ils organisent des équipes locales : des passants qu’ils convainquent de rétablir les consésenques sociales auxquelles doivent faire face les agresseurs. Ces « vigiles » anti-harcèlement sexuel participent à la création de « Zones de sécurité ».

JOL Press : En quoi consistent plus précisément ces « zones de sécurité » ? 

Noora Flinkman : Les personnes que nos Capitaines rallient à notre cause se mobilisent en apposant à leur commerce, à leur maison, un autocollant indiquant qu’ils n’acceptent pas le harcèlement sexuel. L’idée étant qu’un quartier recouvert de ces autocollants découragera les velléités des agresseurs sexuels.

Aujourd’hui, nous travaillons à renforcer le système en organisant de véritables entraînements anti-violences sexuelles dans ces quartiers. Cela nous a permis d’embaucher du personnel à plein-temps – avant cela, nous étions tous bénévoles.

JOL Press : Qui soutient HarassMap ?

Noora Flinkman : Nous recevons des soutiens du monde entier ; des personnes qui nous offrent de leur temps, de leur énergie et de leur expertise. En 2012, nous avons reçu une bourse de deux ans du Centre de recherches pour le développement international (CRDI), ce qui nous a permis d’embaucher du personnel à temps plein – jusque là, nous étions tous bénévoles. Nous venons de lancer par ailleurs une vaste campagne pour récolter des fonds.

JOL Press : La situation en Égypte est-elle pire que celles prévalant dans les autres pays de la région ?

Noora Flinkman : Encore une fois, très peu de statistiques existent qui nous permettraient de faire des comparaisons. Ce que l’on peut toutefois dire, c’est que, depuis que nous avons lancé HarassMap en 2010, des militants d’autres pays ont lancé leur propre version dans leur pays, après nous avoir contacté et reçu de notre part coaching et assistance technique. Ainsi en Palestine, au Liban, au Yémen, au Bangladesh, au Pakistan, en Syrie, en Inde. Des militants en Libye, Turquie, Afrique du Sud, États-Unis, Canada, Iran, Malaisie, Indonésie, Japon, Cambodge et Maroc travaillent actuellement également au développement de leur propre réseau.

 

 

 

 

 

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