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La Cour pénale internationale et le Mavi Marmara

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En mai 2010, un groupe de 8 navires, ayant à leur bord plus de 700 personnes de 36 nationalités différentes, avait pris la mer depuis les côtes turques en vue de délivrer aux habitants de Gaza 10.000 tonnes de vivres, médicaments, vêtements, maisons préfabriquées et aires de jeu pour enfants, notamment. Le Mavi Marmara, le plus important navire de la flottille, avait été affrété par une organisation islamique turque, l’Insani Yardim Vakfi, et avait été enregistré aux Comores quelques jours avant le départ de la flottille.

L’assaut conduit par les forces armées israéliennes eut lieu dans les eaux internationales, alors que la flottille se trouvait au large des côtes israéliennes. Cette intervention de vive force en haute mer s’est faite en violation des règles du droit international de la mer, notamment de la Convention de Montego Bay qui limite ce type d’interventions sans l’accord de l’Etat du pavillon du navire aux cas de piraterie, de transport d’esclaves, de navigation sans pavillon ou de diffusions d’émission radio non autorisées.

Un examen juridique et factuel préliminaire avant une éventuelle enquête

Au cours de cet arraisonnement, neuf Turcs qui se trouvaient à bord du Mavi Marmara ont été tués, tandis qu’une quarantaine de passagers était blessée. L’affaire a donné lieu à quatre rapports distincts, restés sans suite. Deux ont été rendus par des commissions nationales israélienne et turque (aux conclusions radicalement opposées) et deux autres rendus dans un cadre onusien : l’un du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies de septembre 2010 (rapport Hudson-Phillips) et l’autre du panel d’inspection désigné par le Secrétaire général des Nations Unies de septembre 2011 (rapport Palmer).

L’« examen préliminaire » par le procureur de la CPI, prévu par l’article 15 du Statut de Rome, consiste, comme son nom l’indique, à entreprendre un examen juridique et factuel préliminaire afin de déterminer si les critères pour ouvrir une enquête devant la CPI sont réunis. L’ouverture de cet examen préliminaire est fait, en vertu de l’article 14 du Statut de Rome, sur « saisine » d’un Etat partie au Statut de Rome, l’Union des Comores, par l’intermédiaire de ses avocats, le cabinet turc Elmadag basé à Istanbul, qui défend également les familles du Mavi Marmara. Les Comores ont demandé au procureur de la CPI d’enquêter sur de présumés crimes contre l’humanité et crimes de guerre (meurtres, torture, et actes inhumains) commis par les forces israéliennes.

La compétence du procureur de la CPI pour traiter cette affaire ne semble guère discutable. En effet, la Cour peut exercer sa compétence si l’affaire lui a été transmise par le Conseil de sécurité des Nations Unies, si la personne mise en accusation est citoyenne d’un Etat membre, ou encore si le crime supposé a été commis sur le territoire d’un Etat membre. C’est dans le cadre de cette dernière situation que le procureur agit ici. L’archipel de l’Océan indien étant Etat partie de la CPI depuis le 18 août 2006 et un navire battant pavillon comorien étant une partie du territoire comorien, il était dès lors possible de retenir la compétence de la Cour en vertu de l’article 12 (2) (a) du Statut de Rome.

La Turquie avait menacé en son temps de saisir la Cour internationale de justice (CIJ) mais n’en avait finalement rien fait. La Turquie, dont neufs ressortissants ont été tués, n’a pas ratifié le traité de Rome. Elle ne peut donc pas saisir la CPI. En mars 2013, le premier ministre turc avait accepté les excuses présenté par son homologue israélien, qui s’était engagé à indemniser les familles des victimes. En échange, la Turquie devait abandonner les poursuites judiciaires intentées par sa justice contre quatre anciens responsables militaires israéliens, qui sont jugés en leur absence depuis 2012. Israël n’a pas non plus ratifié le Statut de Rome et n’envisage pas de le faire, compte tenu de l’illégalité manifeste en droit international de sa politique de colonisation en Cisjordanie. Le Conseil de sécurité, du fait de l’opposition américaine, restait muet. La « saisine » de la CPI par les Comores était donc indispensable.

Désormais, le procureur de la CPI devra trancher au moins deux aspects importants de l’affaire (V. « La légalité de l’arraisonnement du Mavi-Marmara par la marine israélienne », G. Poissonnier, P. Osseland, Recueil Dalloz 2010 p. 2319).

Premier point : Les autorités israéliennes avaient-elles le droit de faire usage de la force pour faire respecter le blocus de Gaza et empêcher les navires de livrer leur cargaison humanitaire ? Répondre à cette question revient à s’interroger sur la légalité du blocus de la bande de Gaza, notamment au regard du droit international humanitaire. Décrété en juin 2006 à la suite de la capture d’un soldat israélien – libéré en octobre 2011 en échange d’un millier de prisonniers palestiniens – le blocus terrestre, maritime et aérien de la bande de Gaza a été renforcé en juin 2007 à la suite de la prise de contrôle de ce territoire par le Hamas. Le rapport Palmer avait curieusement considéré que le blocus de Gaza était légal et que l’usage de la force par les soldats israéliens à bord du navire était nécessaire pour le faire respecter.

Violation du droit international des droits de l’homme

Le Manuel de San Remo du 12 juin 1994 sur le droit international applicable aux conflits armés sur mer autorise le blocus naval en cas de conflit armé (section II points 93 et s.) et permet ainsi le recours à la force pour le mettre en œuvre lorsqu’un navire, même d’un État tiers, tente de le forcer. S’appuyant sur cette disposition, la marine israélienne interdit l’entrée et le passage de tout navire étranger dans les eaux territoriales de Gaza et dans une zone élargie jusqu’ à 40 milles, faisant respecter ce blocus, au besoin, par l’usage de la force. Toutefois, en pratique, la maîtrise (et la fermeture) complète des frontières terrestres, aériennes et maritimes (à l’exception de la zone sud, face à Rafah en Égypte) revient à faire de ce territoire, en dépit de son évacuation par l’armée israélienne en 2005, un territoire sous contrôle effectif israélien et donc juridiquement un territoire occupé.

Dans ces conditions, Israël a le devoir, en vertu de l’article 55 de la IVème Convention de Genève du 12 août 1949, d’assurer une vie la plus normale possible aux 1,5 million de civils qui vivent sur ce territoire et donc d’y laisser entrer tous les biens essentiels à la vie de cette population. Or, en pratique, les conséquences économiques, sociales, médicales et humanitaires d’un tel blocus affectent durement la population gazaouite. Le Manuel de San Remo prohibe d’ailleurs le blocus naval lorsque son établissement inflige un dommage à la population civile qui s’avère excessif par rapport aux avantages militaires directs qui peuvent en être obtenus (section II, point 102). Ce blocus revient, en outre, à imposer une punition collective à la population civile de Gaza pour son soutien au Hamas, punition qui est prohibée par le droit international humanitaire.

Enfin, s’agissant d’un territoire occupé où les conventions internationales des droits de l’homme ratifiées par Israël en 1991 ont alors vocation à s’appliquer, le blocus porte atteinte à la dignité humaine et aux droits de l’homme, en particulier aux droits à la nourriture, à la santé, au logement, au travail et à l’éducation. Comme le souligne le rapport Hudson-Philipps, ce blocus est donc, du fait de ses conséquences, illégal au regard du droit international. C’est la raison pour laquelle le secrétaire général des Nations unies, tout comme le CICR, a toujours demandé « la levée immédiate » du blocus de la bande de Gaza. Dès lors, l’usage de la force pour le faire respecter paraît également illégal.

Deuxième point : celui de la gravité des faits, une exigence prévue par les articles 17 (1) (d) et 53 du Statut de Rome. La commission de crimes lors de l’assaut du 31 mai 2010 ne fait guère de doute. Il n’est pas contesté que les forces militaires israéliennes qui sont intervenues étaient lourdement armées (avec des armes à feu dont elles ont fait un usage important), alors que les personnes à bord étaient des civils qui n’ont à aucun moment tiré de coups de feu. Tout comme il n’est pas contesté que certains d’entre eux se sont défendus avec des couteaux ou des barres de fer.

Le rapport Hudson-Phillips a conclu que les militaires israéliens ont manifesté une « violence totalement inutile » lors de leur interception, et que le comportement des militaires israéliens envers les passagers de la flottille a été « non nécessaire, disproportionné, excessif et inapproprié». Le rapport Palmer a confirmé que « les pertes en vies humaines (…) sont inacceptables » et que l’usage de la force y avait été « excessif». En outre, il est établies, selon le rapport Hudson-Philips, que les forces israéliennes, après avoir pris le contrôle du Mai Marmara, ont menotté pratiquement tous les passagers et les ont fait rester à genoux pendant des heures. Quand elles les ont débarqués au port d’Ashdod, elles ont tenté de leur faire signer des confessions selon lesquelles ils étaient entrés illégalement en Israël.

Ceux qui ont refusé de signer ou de donner leurs empreintes digitales ont été frappées. Les faits constituent donc à l’évidence une violation du droit international des droits de l’homme. Toutefois, ces faits, aussi sérieux soient-ils, sont-ils suffisamment graves pour justifier des poursuites devant la CPI ? Les avocats, auteurs de la plainte, conscients des risques de rejet, ont insisté dans leurs conclusions sur le fait que « les actions des forces de défense israéliennes étaient la manifestation d’un plan ou d’une politique qui consistait à utiliser la violence afin de dissuader les flottilles humanitaires », qualifiant ce plan de « délibéré ».

Ils ont, en outre, pointé du doigt les traitements dégradants et inhumains ainsi que les intimidations qu’ont subi les personnes interpellées par Israël, pour montrer que l’assaut n’était pas une erreur tragique et isolé mais s’inscrit dans une politique d’ensemble visant à dissuader les militants associatifs du monde entier de renouveler de telles tentatives, susceptibles de recevoir la qualification de crime contre l’humanité.

Dans tous les cas, la décision du procureur de la CPI sera suivie avec beaucoup d’attention, car c’est la première fois que la saisine de la chambre préliminaire de la Cour semble réellement possible dans une affaire qui ne concerne pas le continent africain.

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