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«Sans l’ERT, la Grèce vit dans un paysage médiatique berlusconien»

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JOL Press : Le 11 juin, le porte-parole du gouvernement déclarait que l’ERT constituait « un cas d’absence exceptionnelle de transparence ».
Mais beaucoup dénoncent également le clientélisme du gouvernement envers l’ERT et le secteur public en général… Qu’en pensez-vous ?
 

Thomais Papaioannou : Le cas de l’ERT ne constitue absolument pas un cas unique de corruption, de népotisme et de clientélisme en Grèce. Le cas de l’ERT est une micrographie de tout le pays. Tout ce que l’on trouve dans l’ERT, on le retrouve partout en Grèce. Cela fait 70 ans que l’ERT est un organisme public, et depuis 70 ans, il y a non seulement de la corruption mais aussi un manque de transparence et une grande opacité.

En Grèce, on entre en politique pour s’enrichir

Les choses se passent comme cela dans toute la fonction publique, en commençant par les gouvernements grecs des trente-cinq dernières années. Les politiques s’en sont mis plein les poches, il y a eu des myriades de scandales financiers. D’ailleurs, l’un des grands hommes politiques grecs, Akis Tsohatzopoulos, vit en prison depuis un an, accusé d’avoir pris des milliards d’euros en pots-de-vin. Il cherche toujours à savoir combien il a touché au total ! Le fait que lui soit seul soit en prison est l’exception qui confirme la règle : tous les politiciens ont touché des pots de vin, mais peu sont en prison. En Grèce, on entre en politique pour s’enrichir.

Le gouvernement licencie à l’aveuglette…

Au sein de l’ERT, on trouve de tout : des gens qui sont entrés par piston, des gens qui sont extrêmement compétents, des gens qui sont moyens, et d’autres très moyens. Au lieu d’« assainir » cet organisme, de ne garder que les bons éléments et de licencier ceux qui sont très corrompus – ce qui représente, je l’accorde, un travail titanesque mais indispensable – le gouvernement licencie tout le monde à l’aveuglette.

Mais c’est ridicule de couper les têtes horizontalement ! Le gouvernement envoie là un très mauvais message : peu importe que l’on soit compétent ou incompétent, il joue la politique du chiffre en licenciant tout le monde. Ainsi, les meilleurs éléments de la société – et je ne parle pas que de l’ERT – sont licenciés d’un seul coup. Le gouvernement grec a toujours agi comme cela, à la dernière minute. Il savait que les délais des coupes budgétaires tombaient à la fin de l’été, et qu’il fallait donc licencier 2000 personnes de la fonction publique.

…et les meilleurs éléments se retrouvent à la rue

Ils ont pensé que s’attaquer à l’ERT était un moindre mal, que l’établissement se trouvait déjà dans un état comateux, croyant que personne ne le remarquerait. Ils ont donc licencié près de 3000 personnes en l’espace de quelques heures. Et ce n’est pas un entrepreneur qui a fait cela, mais c’est l’État. Imaginez maintenant ce qu’il peut faire avec les hôpitaux et les écoles, qu’il ferme déjà les unes après les autres.

Mais si l’on commence à jeter les meilleurs éléments de Grèce à la rue, ceux-ci risquent de partir à l’étranger parce qu’ils auront les capacités d’aller travailler ailleurs, et les personnes les plus corrompues vont rester. C’est dramatique.

Les JT des chaînes privées sont tous pro-gouvernementaux

La télévision publique est l’un des seuls gardiens de la culture grecque. Elle propose des émissions de qualité et garantit la diversité. Si le gouvernement ferme la télévision et la radio, et qu’il ne reste plus que les chaînes de télévision privées qui existent depuis une vingtaine d’années en Grèce, nous risquons de vivre dans un paysage berlusconien, où l’on ne voit que des paires de fesses et des filles sulfureuses…

Pire encore, les bulletins d’information des quatre ou cinq chaînes privées sont tous pro-gouvernementaux. Il y a donc un problème de polyphonie, de diversité, de défense d’une culture qui a tendance, avec le manque d’argent, à mourir.

Les licenciements lèsent l’économie toute entière

Par ailleurs, les 2700 personnes licenciées de l’ERT étaient épaulées par des contractuels, des pigistes, des boîtes de production… Tout un microcosme qui vit et qui crée grâce à la redevance. Ces licenciements abusifs lèsent l’économie toute entière, et l’on ne parle alors plus seulement de 2700 personnes mais d’au moins 4000 personnes qui font tourner la machine.

Les chaînes privées licencient aussi à tout-va, parce qu’elles n’ont plus un sou, et en même temps la télévision publique ferme et tout le monde se retrouve à la rue, dans un pays où le taux de chômage atteignait 28% le mois dernier ! Vous vous imaginez le message que le gouvernement envoie à la population ? C’est une véritable descente aux enfers.

JOL Press : Quel rôle ont joué les chaînes privées de télévision dans la fermeture de l’ERT ?

Thomais Papaioannou : Les chaînes privées profitent énormément de la fermeture de l’ERT. Actuellement en Grèce, nous sommes en train de passer à l’ère digitale. Vous imaginez donc tous les bénéfices que peuvent tirer les chaînes privées de la TNT. Avec le bouquet qu’on leur donne, elles peuvent avoir deux ou trois chaînes pour amortir les investissements qu’elles font, et avoir un marché publicitaire beaucoup plus important.

Aujourd’hui, le gouvernement doit déterminer qui aura accès à ce que l’on appelle dans le langage audiovisuel les « multiplexes », c’est-à-dire les « tuyaux digitaux » donnés aux groupes audiovisuels pour émettre une ou plusieurs chaînes.

La chaîne publique avait ad hoc le droit à un multiplexe à elle seule, c’est-à-dire à trois ou quatre chaînes d’un coup. Mais les groupes audiovisuels privés, eux, doivent payer. Comment vont-ils trouver de l’argent ? Les caisses sont vides. On ne peut pas leur offrir le digital. Il faut qu’ils paient, comme cela se passe en France, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Que va faire le gouvernement ? Il va récupérer la redevance de l’ERT, et d’une façon ou d’une autre la dévier et la donner aux chaînes privées pour qu’elles puissent payer leur entrée dans les multiplexes.

« No man’s land »

Dans ce marché-là, l’ERT est absente, puisqu’elle a fermé. Or, les candidatures sont examinées en ce moment. Il n’y a donc plus que des chaînes privées sur ce marché qui vaut de l’or. On est dans une situation de no man’s land : la chaîne publique est neutralisée et les autres font leur petit marché.

Je crois que la redevance et tout ce que la télévision publique possède – c’est-à-dire ses terres, les immeubles etc. – vont d’une façon ou d’une autre contribuer à financer l’expansion de la TNT, contre son gré. Le gouvernement n’a pas encore communiqué sur cela, mais ce n’est pas un hasard si tout cela arrive en même temps.

Conflits d’intérêts

Ce n’est pas non plus un hasard si le secrétaire d’État chargé de l’ERT, Pantelis Kapsis, faisait partie de deux groupes privés très importants. Le premier s’appelle DOL – il a été rédacteur en chef et directeur des news dans les journaux de ce groupe-là – et le deuxième appartient à la riche famille Bobolas. Vous voyez bien tous ces conflits d’intérêts, dont tout le monde est au courant, mais dont personne ne parle. C’est toujours pour défendre les intérêts des chaînes privées. Car elles appartiennent toutes à des hommes richissimes en Grèce.

Ces familles possèdent des chaînes de télévision depuis une vingtaine d’années, pour gagner des contrats avec l’État en lui faisant de la « pub ». Et pendant des années, ce système a fonctionné. Toutes les chaînes privées dont je vous parle sont « illégales », car le gouvernement leur donne seulement des permis temporaires d’émettre.

JOL Press : La Grèce pourrait-elle se passer de télévision publique ?
 

Thomais Papaioannou : La télévision publique existe dans la Constitution grecque. Mais la Grèce n’a pas le système de défense culturelle qu’a la France. Alors qui va défendre la création grecque, la musique, le cinéma, le théâtre, toute la diversité de la culture grecque, si ce n’est la télévision publique ?

Mais il faut modifier son fonctionnement. Car si c’est pour refaire la même chose ou la rendre comme tous les organismes de la fonction publique, cela ne sert à rien. Mais si c’est pour garantir la polyphonie, l’objectivité et la diversité, alors la télévision publique doit exister en donnant la parole à tout le monde, y compris les extrêmes, de droite comme de gauche.

La télévision publique grecque est indispensable. Autrement, nous serions submergés de produits américains qui ne sont pas que de mauvaise qualité bien entendu, mais qui ne représentent pas la culture grecque. À un moment donné, il va bien falloir refléter aussi ce qu’est vraiment la vie quotidienne grecque.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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