Site icon La Revue Internationale

«Le Journal de Polina»: un récit poignant sur la guerre russo-tchétchène

51c2lramwtl._.jpg51c2lramwtl._.jpg

[image:1,l]

Polina Jerentsova a 14 ans en 1999 lorsque la deuxième guerre de Tchétchénie débute. Seule avec sa mère dans Grozny, la jambe criblée d’éclats d’obus, Polina continue  manifeste un formidable appétit de vivre et de savoir.  Elle tombe amoureuse, apprend le karaté, embellit son quotidien en l’illustrant par des poèmes qu’elle écrit ou emprunte à d’autres. Les émois de l’adolescente alternent avec son récit circonstancié du siège de la ville. Tout semble bon pour survivre, même les pires bassesses. Polina n’y cède jamais. L’écriture est le garant de son intégrité. 

Extraits du Journal de Polina : une adolescence tchétchène, de Polina Jerebtsova (Books Editions/France Culture)

12 novembre 1999
13 h 10

Je le jure ! Je ne pensais pas rester en vie. Ce que je vais raconter, c’est un vrai miracle ! Ce matin, nous sommes parties au petit marché de l’arrêt Beriozka. Nous espérions y acheter des pommes de terre, deux kilos au moins. Et du pain, si on en trouvait. Il nous reste peu de farine. Moins de la moitié d’un paquet. Nous la gardons en cas de besoin. Après avoir passé le premier jardin d’enfants, celui qui est blanc et vert, nous sommes entrées dans la malheureuse cour où nous en prenons à chaque fois pour notre grade. Et là, les bombardements ont commencé !

Nous avons couru nous abriter dans une entrée au rez-de chaussée d’un grand immeuble de quatre étages. Il n’y avait personne dans la première entrée, on ne pouvait se réfugier nulle part. Nous avons donc couru vers une autre entrée, où nous sommes tombées sur une vieille femme russe. Elle nous a dit qu’elle vivait toute seule dans cet immeuble. Mais elle avait les clés de tous les appartements : les habitants les lui avaient confiées en cas d’incendie. Elle avait, entre autres, celle d’un appartement du rez-de-chaussée. Nous y sommes entrées. Les bombardements se poursuivaient – l’avion tournait au-dessus de la cour. Sous nos yeux, les vitres, puis les fenêtres, les chambranles ont volé en éclats dans la rue. Un trou béant s’est ouvert. Deux lits, larges et hauts, nous ont foncé dessus ! Une fumée blanche, pareille à de la vapeur ou du brouillard, s’est engouffrée par la fenêtre. On y voyait mal. On étouffait. Une désagréable odeur âcre a envahi l’atmosphère.

J’ai entendu des voix. Dans la cour, des gens parlaient fort. Je me suis approchée d’une fenêtre qui était restée intacte. J’ai regardé en bas et j’ai vu deux garçons vêtus d’ensembles en jean. Ils étaient assis sur un banc recouvert de neige à moitié fondue. L’un se tenait la tête entre les mains et hurlait comme un fauve. Le second répétait : « Qu’est-ce qui te prend ? Tu es devenu fou ? » Il giflait le premier et lui mettait de la neige sur la tête. Des cris de personnes blessées résonnaient alentour. C’était horrible ! La vieille dame russe, toute ronde et vaillante, a dit : « Nous sommes en vie ! Il faut donc penser à la vie ! Mon appartement est au deuxième étage. Ma fille vient de mourir. Elle avait vingt-neuf ans. Je veux honorer sa mémoire ! Prenez son manteau pour la petite ! Il est neuf. »

Nous sommes montées au deuxième chez cette gentille femme. J’ai essayé le manteau, en laine bordeaux. Il était à ma taille. Nous avons rapidement emballé le cadeau dans un sac en plastique en remerciant la grand-mère. Maman a dit : « Nous habitons à côté. Si les bombardements reprennent, venez chez nous ! Vous passerez l’hiver avec nous. C’est tout près : vous traversez votre cour, le jardin d’enfants et la route. »

[image:2,s]

Maman a inscrit à la hâte notre adresse sur le papier peint du mur. C’est alors qu’une explosion assourdissante a retenti. C’était une bombe larguée par un avion ! L’immeuble de quatre étages a chancelé et s’est mis à pencher. Terrorisée, j’ai perdu toute faculté de réfléchir. Les vitres volaient avec des morceaux de balcon et s’effondraient au sol. L’onde de choc a soufflé la porte dans la cage d’escalier. Un nuage de fumée s’est engouffré derrière elle… Une idée m’a traversé l’esprit : « Surtout ne pas mourir ici, au deuxième étage… »

J’ai murmuré en m’asseyant par terre : « Maman ! » C’est alors que j’ai compris que j’avais perdu la voix… La grand-mère s’est mise à prier, à se prosterner. Maman a dit sur le ton d’une condamnée à mort : « Je crois que notre heure a sonné. Embrassons-nous ! »

À ce moment-là, nous avons entendu un cri dans le hall de l’immeuble. Un homme que ni moi ni maman ne connaissions (nous l’avions seulement vu dans notre rue) est accouru vers nous en montant l’escalier quatre à quatre. Il agitait les mains et hurlait à tue-tête : « L’immeuble est en train de brûler ! Le mur va s’effondrer d’un instant à l’autre ! Vite ! Courez ! Allez ! Plus vite ! Dans la cave ! De l’autre côté de la rue ! »

Il était accompagné par l’un des deux garçons que j’avais aperçus dans la cour. L’autre avait disparu. Nous nous sommes précipitées en bas. Les éclats d’obus lacéraient la chair de ma jambe droite… La douleur était infernale. Sous le hurlement des avions, nous avons filé dans la cour que nous connaissions par cœur, où se trouvait une petite cave. Quelque part, des tirs de mitraillettes crépitaient ; les avions dans le ciel étaient sûrement dans leur ligne de mire.

La cave était fermée ! Un énorme verrou était accroché à la porte ! Alors, tous les quatre, nous nous sommes précipités vers le jardin d’enfants en briques rouges. Je suis tombée par terre, terrassée par ma terrible douleur à la jambe, et on m’a traînée par la capuche.

Réfugiés dans le jardin d’enfants, nous avons laissé passer plusieurs bombes. Le bâtiment n’avait plus de fenêtres ni de portes. Les avions ont fait demi-tour. Nous sommes sortis. À la surprise de maman, je tenais encore ma canne-balai dans les mains, elle avait tenu le choc ! Je m’y étais tellement cramponnée que mes doigts étaient tout noirs ! Nous avons eu le temps de traverser la route et de pénétrer dans la cour suivante.

—————

Polina Jerebtsova a 14 ans en 1999 lorsque la deuxième guerre de Tchétchénie éclate. Jusqu’en 2002, elle tiendra son journal intime dans lequel elle témoignera de ses souffrances. Elle est l’auteure du Journal de Polina: une adolescence tchétchèneElle vit aujourd’hui en Finlande où elle a obtenu l’asile politique.  

Quitter la version mobile