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Témoignage de Polina: adolescente pendant la guerre de Tchétchénie

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« C’est un livre qui est tout d’abord une histoire personnelle. C’est mon histoire, c’est l’histoire de ma famille, détruite au gré de la guerre, de mes voisins, de la ville où je suis née jusqu’à mon départ pour la Russie » explique Polina Jerebtsova,  jeune femme au visage de poupée.

Sur la table de l’appartement parisien où JOL Press l’a rencontrée, sont éparpillés photos, dessins, et autres souvenirs de son enfance. « J’avais dix ans lorsque j’ai fait ce dessin: j’avais déjà connu les bombardements, les tirs d’artillerie et j’avais déjà vu des corps morts » explique-t-elle en saisissant la feuille de papier jaunie par le temps. Enfant, elle dessine sur les atrocités de la guerre de Tchétchénie et écrit sur les horreurs dont elle est témoin dans un journal intime. Un moyen pour elle de rendre hommage à ceux qui n’ont pas eu la chance de survivre. Son livre, dédié aux « dirigeants de la Russie d’aujourd’ hui»  doit également obliger le gouvernement russe à dresser le bilan de cette guerre et de ce que la population civile a subi. 

JOL Press : Vous venez de publier en France votre Journal intime dans lequel vous témoignez de votre quotidien rythmé par la guerre russo-tchétchène. L’écriture a-t-elle été un moyen pour vous de vous protéger ?
 

Polina Jerebtsova : A vrai dire, cela s’est fait tout seul. J’ai commencé mon journal à l’âge de neuf ans, avant la guerre. C’était la tradition dans notre famille : les jeunes filles avant leur mariage écrivaient leur journal intime. J’y parlais de mon quotidien, des choses très simples de la vie. Lorsque la guerre a débuté et que mon grand-père est mort sous les bombes, mon journal a pris une tournure nettement plus sérieuse. C’est peut-être quelque chose qui m’a aidé à supporter cette guerre: ce journal était comme mon ami : je lui confiais tout.<!–jolstore–>

JOL Press : 12 novembre 1999: bombardement du marché de Grozny, où vous vous trouviez. Qu’est-ce qui vous a traversé l’esprit à ce moment précis? 
 

Polina Jerebtsova : C’était une journée assez grise. Au moment de l’explosion nous avions déjà ramassé nos affaires ma mère et moi, et nous nous apprêtions à rentrer. J’ai subitement vu une colonne de feux qui montait jusqu’au ciel. Puis, il y a eu cette terrible explosion. Et là, je me suis dit que les portes de l’enfer s’étaient ouvertes.

Ce missile qui a explosé sur le marché était rempli de bombes à fragmentation qui sont bien sûr complètement interdite à l’usage. Ma mère et moi, accompagnées de plusieurs autres personnes, avons décidé de fuir jusqu’à un refuge. A ce moment-là, j’ai eu une sensation extrêmement bizarre, comme si le temps s’était figé. Comme une vision, j’ai vu cru voir un énorme éclat d’obus qui se dirigeait vers moi, comme s’il allait me couper la tête. Cela a duré une fraction de seconde, mais cela m’a paru plus long sur le moment. C’est à ce moment précis que j’ai compris qu’il n’y avait que la mort et moi. Que ma mère ne pouvait pas me protéger. Que plus rien n’avait d’importance : tout ce qui me paraissait important, les petites affaires que je possédais, les sentiments, ne l’était plus…J’ai compris que je ne pourrais rien emporter avec moi. Et puis, le temps est revenu, et cet éclat d’obus s’est abattu, non pas sur ma tête, mais sur un mur à côté. L’impact a été tellement fort, que le mur s’est brisé, et j’ai recu des éclats d’obus dans la jambe.  

C’est un jeune homme Tchéchène, que tout le monde surnommait Aladin qui m’a prise dans ses bras et m’a sortie du marché. Comme lui, les gens se sont affairés pour secourir les blessés. Plus tard, nous avons appris ce qu’étaient devenus nos voisins au marché. Une femme tchéchène, Rosa, enceinte de son huitième enfant, est morte. Sept enfants sont donc restés orphelins. Une autre jeune femme a quant à elle vu la tête de son frère de 19 ans arrachée dans l’explosion.  Quelle hypocrisie de la part des dirigeants russes de dire qu’il s’agissait d’un marché d’armes et que c’est pour cette raison qu’ils l’ont bombardé. Je connaissais parfaitement ce marché: aucune arme n’y étaient vendues. 

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JOL Press : Vous avez réussi à fuir la Tchétchénie. Comment avez-vous été traitée en Russie ?
 

Polina Jerebtsova : Nous sommes arrivés à Moscou un an et demi après notre départ de la Tchétchénie. Entre temps, ma mère et moi avons passé du temps dans la province russe : une période qui a été particulièrement dure. D’après les médias officiels, tout allait bien en Tchétchénie, la guerre était terminée, alors qu’en vérité il y avait des explosions tous les jours. Dans la région russe, les gens trompés par la propagande ne comprenaient pas ce que nous venions faire là. Ils avaient une attitude extrêmement hostile à notre égard.

Un an et demi après, j’ai laissé ma mère dans un village, où au moins elle était loger, et je suis partie à Moscou.  Là-bas,  il y a des gens de toutes origines, je n’ai pas été mal-traitée par les étrangers. C’est lorsque j’ai commencé à recevoir des menaces lorsque j’ai cherché des éditeurs pour mon Journal.

JOL Press : Quel accueil a reçu votre journal à Moscou ?
 

Polina Jerebtsova : Il n’y a pas eu de censure. J’ai interdit à l’éditeur de toucher à mon texte. J’ai moi-même fait un travail éditorial : j’ai enlevé un certain nombre de choses purement émotionnelle, par exemple lorsque je traite les dirigeants russes de salops et de connards pour faire un texte plus sobre et factuel. Les faits sont assez forts pour parler d’eux-mêmes. C’était une façon de rendre hommage à mes voisins, aux enfants, aux gens que je connaissais et qui n’ont pas eu la chance de rester en vie. 

JOL Press : Quelles sont les séquelles que vous a laissé la guerre ?
 

Polina Jerebtsova : Pendant la deuxième guerre de Tchétchénie, j’étais adolescente, une période où l’organisme a besoin de beaucoup de choses. Nous n’avions ni eau potable, ni nourriture…Nous en étions réduits à récolter l’eau issue la neige sale que nous diluons ensuite avec de la farine pourrie. J’ai perdu presque toutes mes dents. J’ai bousillé mon estomac et mon système intestinal. Comme il manquait un mur dans l’appartement, nous vivions en permanence dans l’humidité et le froid,  qui m’ont causé des rhumatismes. Mon système reproductif a été atteint, et pour l’instant je n’arrive pas à tomber enceinte. J’espère que ce miracle se produira un jour.

J’ai également vécu un simulacre d’exécution qui me cause depuis des crises de panique soudaines accompagnées d’évanouissements. Sans parler des douleurs très fortes que j’éprouve dans les jambes, à cause des éclats d’obus que j’ai reçu. La Russie n’a rien fait pour les victimes civiles de la guerre. Ni réhabilitation, ni aide médicale.

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JOL Press : Vous vivez aujourd’hui en Finlande où vous avez obtenu l’asile politique. Est-ce que c’est important pour vous de continuer le combat pour dénoncer les crimes et exactions commises par le gouvernement de Vladimir Poutine ?
 

Polina Jerebtsova : C’est très important pour moi de continuer le combat pour que le gouvernement de  Poutine reconnaisse ces crimes. C’est aussi de cette manière que l’on pourra empêcher d’autres crimes. En plus de mon journal et de mes articles dans la presse, j’ai déposé une plainte contre le ministère de la défense russe ainsi que le ministère de la finance, pour les dommages que j’ai subi. Mon objectif n’est pas matériel: mais en tant que personne je ne peux faire que cette démarche-là. Je veux que cette affaire arrive à la cour européenne à Strasbourg, mais pour cela il faut d’abord que l’on épuise tous les recours dans les tribunaux russes. J’ai déposé ma plainte à Moscou, mais la justice russe traîne sous divers prétextes : l’affaire se trouve donc au point mort.

JOL Press : Pensez-vous que vous retournerez en Tchétchénie un jour ?
 

Polina Jerebtsova : Je n’ai aucune envie de retourner en Tchétchénie et je pense que je n’y retournerai jamais. Tout simplement parce que la Tchétchénie de mon enfance n’existe plus. Cette guerre a ruiné ma famille,  ma maison, et aussi les relations entre les gens. Je n’ai plus de raison d’y retourner. 

Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL Press

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