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Entre l’Europe et la Russie, le cœur de l’Ukraine balance…

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JOL Press : L’Ukraine témoigne de ses ambitions européennes en souhaitant établir un partenariat économique avec l’Union européenne. S’agit-il d’un premier pas vers une intégration ?
 

Pierre Lorrain : Actuellement, l’Ukraine est tiraillée entre l’économie et la politique. La politique du président Ianoukovitch le pousse en direction de l’Europe pour des raisons essentiellement électorales. Par la signature de ce partenariat économique avec l’Union européenne, il voulait faire un effet d’annonce de manière à essayer de convaincre une partie de la population plutôt pro-européenne, en particulier à l’ouest du pays, de voter pour lui aux prochaines élections. Il est simplement dans une logique de potentialisation de ses forces politiques.

Mais l’accord que l’Ukraine envisage de signer avec l’Union européenne est un accord de libre-échange. Il ne va pas changer grand-chose dans la politique ukrainienne à l’égard de l’Europe, il ne s’agit même pas d’un premier pas vers une éventuelle intégration – qui de toute façon ne pourrait pas se faire avant de très nombreuses années.

JOL Press : Quels sont les enjeux de ce partenariat ? Et pourquoi les Russes ont-ils fait pression sur l’Ukraine pour les faire changer d’avis ?
 

Pierre Lorrain : Cet accord stipule que les marchandises ukrainiennes peuvent être vendues sans droits de douane dans toute l’Union européenne et que, réciproquement, les marchandises européennes peuvent être vendues en Ukraine.

Il se trouve que l’essentiel du commerce de l’Ukraine se fait en direction de la Russie. Les seuls pays qui, aujourd’hui, achètent les produits ukrainiens, sont les anciennes républiques soviétiques – essentiellement la Biélorussie, la Russie et le Kazakhstan.

Si soudain, ces exportations étaient soumises à un droit de douane vers ces pays, la situation ne serait plus tenable pour les producteurs ukrainiens. En effet, ces marchandises ne seront pas vendables dans l’Union européenne car trop peu compétitives. Elles ne sont, certes, pas très chères, mais ne sont pas d’une grande qualité et certainement incapables de concurrencer les marchandises occidentales.

Aujourd’hui, l’Ukraine a perdu 25% de ses débouchés en Russie, en prévision de ce qui allait se passer. Que les Russes ne soient pas très contents de perdre un partenaire économique au profit des Occidentaux se comprend. Tous les pays protègent leur industrie et leur commerce, tout comme leur balance commerciale avec l’étranger, mais en plus de cela, se greffe une certaine inimitié de longue date entre l’Ukraine et la Russie. Mais, en tout cas, les Russes cherchent essentiellement à préserver leurs intérêts – pétroliers et gaziers notamment.

La Russie a expliqué à l’Ukraine – sans doute de manière peu diplomatique – que s’il y a accord de libre échange avec l’Union européenne, les frontières entre l’Ukraine et la Russie ne seront plus aussi libres qu’auparavant.

JOL Press : La question cruciale du sort de l’ancienne Premier ministre Ioulia Timochenko semble également avoir été au cœur des enjeux de la signature de cet accord…
 

Pierre Lorrain : L’une des exigences de l’Union européenne posée à l’Ukraine a été la question des droits de l’homme et, en effet, le principal problème actuellement réside dans le sort de Ioulia Timochenko, emprisonnée depuis plusieurs mois.

Les Occidentaux estiment que le procès de l’ancienne Premier ministre était politique et les poursuites pénales dont elle a fait l’objet sont qualifiées par Bruxelles de « justice sélective ». L’UE demande donc à l’Ukraine de libérer Ioula Timochenko en lui permettant d’aller se faire soigner en Allemagne, ce que le Parlement ukrainien a refusé. En réponse, le ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, a estimé que si Ioulia Timochenko n’était pas libérée, l’accord serait compromis. Les Ukrainiens ont donc pris acte.

Cette position européenne s’est ajoutée à la pression économique considérable, qui n’est pas simplement due aux Russes mais aux liens économiques intimes qui unissent l’Ukraine à la Russie. Le gouvernement ukrainien a donc estimé que les choses n’étaient pas encore mûres et qu’il était préférable de suspendre l’accord afin de remettre les choses à plat, éventuellement en organisant des réunions à trois – Ukraine, Russie, Union européenne – pour trouver une solution à ce qui, de toute façon, est un véritable sac de nœuds.

JOL Press : Les récentes manifestations pro-européennes survenues en Ukraine témoignent de sentiments partagés de la population. Entre la Russie et l’Europe, le cœur de l’Ukraine semble balancer…
 

Pierre Lorrain : Bien entendu, l’Ukraine est un pays historiquement partagé. L’Ukraine faisait partie de la Russie depuis 1654 mais les liens entre les deux pays sont millénaires. C’est en Ukraine qu’est née la Russie originelle et cette union est indissociable.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, les républiques ont pensé qu’elles avaient plus de chance de se débrouiller sans la Russie, c’est ce qui a poussé les Ukrainiens à l’indépendance. Le président de l’époque, Leonid Kravtchouk était persuadé qu’avec son potentiel – 25% du potentiel économique de l’Union soviétique – l’Ukraine avait une place extraordinaire à occuper en Europe.

Cependant, une partie des Ukrainiens est véritablement russophone. Ces derniers n’ont jamais parlé ukrainien et se trouvent principalement à l’est du pays, dans les bassins industriels.

A l’ouest, la population est beaucoup plus proche de l’ancien empire austro-hongrois, de la Pologne. Des régions qui n’étaient pas soviétiques avant la Seconde Guerre mondiale ont vécu la soviétisation comme une réelle occupation.

La cohabitation entre les deux parties de l’Ukraine est très compliquée et c’est généralement autour de cette différence que se retrouvent les clivages politiques dans le pays.

JOL Press : L’Union européenne est en crise. Les perspectives économiques de l’Ukraine ne seraient-elles pas plus avantageuses si elle se tournait vers l’Union eurasienne à laquelle songe Vladimir Poutine ?

Pierre Lorrain : Le projet d’Union eurasienne n’est qu’une union douanière entre le Kazakhstan, la Russie et la Biélorussie, et éventuellement l’Ukraine. L’Ukraine accepte volontiers le volet économique, mais ne veut pas entendre parler d’intégration politique, tout comme le Kazakhstan.

L’union douanière proposée par la Russie, d’un point de vue économique, est une évidence et n’a rien d’hégémonique. Il ne faut pas voir dans ce projet une ambition russe de refonder l’ancienne Union soviétique.

On prête toujours aux Russes des idées expansionnistes. Pourtant, ces dernières années, chaque fois qu’ils ont haussé le ton à l’égard des anciennes républiques soviétiques, c’était pour défendre leurs intérêts. C’était le cas dans les querelles gazières avec l’Ukraine. Malgré les apparences, le conflit d’août 2008 avec la Géorgie a été provoqué par la volonté de l’ancien président géorgien Mikheil Saakachvili de sortir par la force du statu quo sur l’Ossétie du Sud défini par les accords de 1993.

Les relations internationales dans l’ancien espace soviétique sont beaucoup plus compliquées qu’on ne veut parfois le croire. On prête à Moscou les pires intentions alors que, comme tous les autres pays, il défend ses intérêts, bien que parfois, je le disais, de manière peu diplomatique.

Propos recueillis par Sybille de Larocque pour JOL Press

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