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Le fédéralisme: la chance du Liban?

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Par Albert Kostanian

 

Pour une fois, le Liban est en marge des développements qui bouleversent le Moyen-Orient. Habitués à être à l’avant-garde des combats régionaux, pionniers de la Nahda et champions de toutes les luttes, les Libanais ne sont aujourd’hui que des spectateurs qui suivent avec inquiétude sur leurs écrans les turpitudes du monde arabe.

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Le Liban peut pourtant se targuer d’avoir fait sa révolution ; la première de la série puisqu’elle a eu lieu en 2005 et a abouti au départ des militaires syriens après plus de 30 ans de présence. Mais la Révolution du cèdre fut aussi fulgurante qu’éphémère et, contrairement aux mouvements du Printemps arabe, elle n’a jamais remis en question le système politique qui ronge le pays depuis des décennies. Depuis 2005, bien des illusions sont tombées et de tristes réalités ont rattrapé le pays qui n’en est plus aujourd’hui à l’expérimentation de la liberté, mais poursuit plutôt une quête désespérée de stabilité, de sécurité et de… continuité, tellement grande est la peur du changement !

Le Liban n’est donc plus la référence du modernisme arabe ; il est malheureusement le modèle de ce qu’il ne faut pas faire ailleurs. Le pays subit un véritable délitement sécuritaire avec un État impotent, des frontières poreuses et des mécanismes politiques bloqués. Les institutions sont quasiment toutes à l’arrêt. Les élections législatives, qui devaient se tenir en juin 2013, ont été reportées et le parlement s’est auto-reconduit pour plus d’un an. Il n’y a pas de gouvernement non plus au Liban et le Premier ministre désigné, Tamam Salam, est dans l’incapacité de former un gouvernement depuis plusieurs mois. La vacance du pouvoir s’étend aussi au Conseil constitutionnel (qui ne se réunit plus), aux forces armées, dont le mandat du commandant-en-chef a été prorogé d’une façon peu légale, aux ambassades et hauts fonctionnaires… La liste n’est pas seulement longue : elle recouvre la quasi-totalité des institutions du pays ! Or, s’il est vrai que la crise syrienne a des répercussions de plus en plus graves sur le Liban, notamment du fait de l’implication directe du Hezbollah dans le conflit, elle n’explique pas toutes les misères d’un pays qui s’est toujours fait la caisse de résonance des conflits de la région.

Un système inefficace

Déjà au XIXe siècle, le Liban connut deux affrontements civils majeurs à cause du jeu méditerranéen des grandes puissances. En 1958, quinze ans après l’indépendance, le traité de Bagdad laisse le pays en proie à une véritable insurrection. En 1967, les arabes perdent la guerre contre Israël et troquent la stratégie d’affrontement direct contre la guérilla que l’OLP mène à partir du Liban, maillon régional le plus faible. En 1975, le pays s’enfonce dans une des guerres les plus longues du XXe siècle et qui aura la particularité d’être multi-facettes, avec plusieurs conflits alimentés par telle ou telle puissance régionale qui se déroulent en marge de l’arène principale. La lourde menace que fait peser l’actuelle guerre en Syrie sur le Liban n’est donc que le dernier épisode d’une longue et douloureuse série. Sa gravité ne doit pas masquer une réalité que les Libanais et le monde feignent souvent d’ignorer : le Liban souffre bien d’un problème structurel et son système politique faillit toujours à sa principale fonction, celle de la régulation des conflits. L’attitude qui préconise d’attendre le règlement de la situation syrienne pour panser les plaies du Liban est donc vaine, et c’est sans doute dans le sens inverse qu’il faudra chercher une solution aux maux des deux pays, avec peut-être à la clé de précieux enseignements pour l’ensemble de la région.

Le système politique libanais, cette démocratie consensuelle qui s’effondre en l’absence de consensus  ̶ c’est-à-dire presque toujours  ̶  est donc en grande partie coupable du sur-place auquel est condamné le pays depuis bientôt 40 ans. Pourtant, le « système » n’a pas toujours été aussi inepte. Ce sont les compromis successifs, plus ou moins conclus sous la contrainte, qui ont déformé son esprit originel, celui voulu par les pères fondateurs réunis autour du Pacte national en 1943. Cette entente non écrite devait mener le pays à la neutralité, « ni Orient-ni Occident », et à l’État civil, « ni chrétien-ni musulman ». Soixante-dix ans plus tard, c’est un « ni État » qui s’ajoute à la formule initiale, dans un Liban perdu entre deux Orients et dans lequel le confessionnalisme n’obéit plus à aucun dieu. Depuis le retrait des troupes syriennes en 2005, le système politique libanais est véritablement mis à nu et se révèle totalement incapable de remplacer la puissance tutélaire dans l’arbitrage et la régulation des conflits. Il faut dire que le violent clivage qui oppose les deux coalitions politiques du Liban, celle du 14 mars (pro-occidentale) et celle du 8 mars (Hezbollah et alliés de la Syrie), a radicalement distordu un système déjà fragile. Les institutions centrales du pays comme le Conseil des ministres et le Parlement ont aujourd’hui achevé leur mutation en conseils confessionnels où chaque confession majeure détient un droit de véto.

La conséquence est grave car le jeu politique n’existe tout simplement plus au Liban puisque les joueurs ont le droit de s’en retirer à chaque fois que leurs intérêts sont menacés ! L’État s’en trouve paralysé et réduit à un rôle de pourvoyeur de rente au profit d’un système alternatif communautaire dans lequel réside le réel pouvoir. La structuration de l’effort économique, social, environnemental ou urbain et toute action nécessitant planification à long terme et effort commun sont d’emblée voués à l’échec dans un tel régime. La non-évolutivité est aussi une caractéristique inhérente à ce système. Comme il n’y a pas de majorité au Liban, sunnites, chiites et chrétiens représentant chacun plus ou moins un tiers de la population, le pays est condamné au blocage consacré par la formule « ni vainqueur-ni vaincu » qui maintient assez de tension pour préserver la classe politique mais pas assez pour faire évoluer les équilibres. Au Liban, le peuple ne se soulèvera pas à l’instar de ce qui s’est passé en Égypte ou en Tunisie car celui-ci est fragmenté, figé par un instinct de survie communautaire, et qu’il a fait le trop plein d’illusions par le passé.

Dépasser le clivage confessionnel

Malgré ce sombre tableau, la situation au Liban est loin d’être perdue et le pays peut connaître une évolution favorable. L’effondrement total du système est naturellement propice à son remplacement. L’aventure du Hezbollah en Syrie ne peut en aucun cas aboutir à un résultat positif pour ce Parti. Il est certain que Bachar al-Assad ne retrouvera jamais la maîtrise qu’il avait de la Syrie et que, dans le meilleur des cas pour lui, le Hezbollah devra se contenter d’un allié affaibli. En réalité, il est même peu probable que le régime syrien survive à long terme et il y a donc de fortes chances pour que l’option libanaise s’impose de plus en plus au sein de la rue chiite avec l’effritement des axes régionaux, l’enlisement du conflit et l’absence de perspectives en Syrie. Il faudrait donc miser, dès aujourd’hui, sur les atouts du Liban et le pays en possède un certain nombre.

Comparé aux nations qui se débattent aujourd’hui dans leurs premières expériences démocratiques, le Liban est un pays mature qui a une longue tradition de pluralisme politique. C’est une démocratie parlementaire relativement rompue à la rotation du pouvoir depuis l’indépendance. Au-delà de son caractère multiculturel, le Liban possède aussi un modèle économique et social développé, avec une société civile plutôt structurée, une presse et des médias libres et bien installés, ainsi qu’un réseau éducatif de qualité. Le Liban a aussi acquis une douloureuse expérience de la violence et les Libanais semblent enfin être immunisés contre la guerre pour l’avoir tant vécue. L’aventurisme idéaliste qui peut prévaloir dans certains pays voisins aura donc peu de succès au Liban où les esprits devraient rester calmes et éviter au pays le pire, c’est-à-dire de retomber dans une guerre généralisée. Aussi, et c’est là un précieux atout, le Liban a la communauté sunnite la plus modérée de la région avec un leadership ouvert qui, malgré des erreurs de parcours certaines, reste profondément ancré dans une vision libérale et une communion avec les valeurs dites universelles.

L’acteur original qu’est le Hezbollah, central dans le jeu politique libanais, pose certains problèmes. On ne peut envisager une sortie de crise au Liban avec un Hezbollah armé, en pleine volonté de puissance, qui contrôle les véritables décisions stratégiques du pays, celle de la guerre et de la paix ou de la profondeur de l’engagement en faveur des forces qui se disputent la région. Ce serait toutefois une erreur de considérer cette question sous un angle exogène, comme le font souvent les opposants au Hezbollah, qu’ils considèrent comme étant un élément allogène, importé de l’extérieur et dont la clé se trouve naturellement à l’extérieur. Si l’idéologie du « Parti de Dieu », ses dogmes religieux, son arsenal, son financement et son commandement se situent indéniablement en Iran, c’est l’adhésion de la communauté chiite à son projet qui doit ici interpeller et constituer un des éléments essentiels de toute tentative de règlement de la question libanaise. Si le Hezbollah a réussi, c’est qu’il s’est positionné en garant des droits de sa communauté face aux autres groupes confessionnels. Tant que ce rôle ne sera pas concurrencé par un autre projet, le Hezbollah bénéficiera du soutien quasi-unanime de sa communauté et entravera, par sa nature même, le processus de normalisation du Liban.

La solution fédérale

Les Libanais ont donc un ensemble d’ingrédients pour réinventer leur système. Mais, pour réussir sa transformation, le Liban doit apaiser les craintes existentielles de ses différentes communautés au lieu de les nier au nom d’une laïcité hypothétique qui ne tiendrait pas compte des réalités du pays et risquerait d’être perçue comme un projet de domination. Pour cela, une solution fédérale recèle de nombreux avantages malgré la mauvaise presse dont elle a souffert pendant la guerre où fédération était synonyme de division et de séparation. Il est grand temps de la réhabiliter aujourd’hui, avec des arguments liés à la représentativité et à la bonne gouvernance, car elle constitue la meilleure pratique de gestion du pluralisme au niveau mondial. Le fédéralisme permet de régulariser des acquis communautaires tout en instituant des mécanismes clairs de gouvernance de l’espace commun aux différentes communautés.

Concrètement, une fédération organise le véto jusque-là dévolu aux communautés d’une manière anarchique et réduit son champ d’action en transférant des compétences et ressources aux entités locales. Le système fédéral n’a pas seulement des vertus dans la gestion des relations entre les communautés : ses conséquences intra-communautaires peuvent êtres des plus intéressantes. En offrant un cadre protecteur aux communautés, un système fédéral sera susceptible d’agir dans le sens d’une plus grande démocratie au sein de chacune. À un niveau individuel, la régionalisation de l’administration aura pour conséquence d’affranchir des pans entiers de la population du lien d’inféodation alimentaire qu’ils ont avec leur chef communautaire en assurant une gestion plus transparente, car plus locale, des ressources. Le seul argument qui empêchait l’avènement d’une forme d’État fédéral au Liban, à savoir la péréquation économique, n’a plus le poids qu’il avait avant la guerre car la richesse est mieux répartie entre les différentes régions et communautés libanaises qu’elle ne l’était depuis 30 ans.

Pour être envisageable au Liban, le fédéralisme devra être conçu par les chrétiens, proposé par les sunnites et accepté par les chiites. Un long chemin nous sépare peut-être d’une telle image, mais il faudrait commencer par le premier maillon : les chrétiens qui sont en panne d’innovation depuis plus d’une génération.

Les chrétiens libanais possèdent la masse critique qui leur permet encore de proposer une vision et cela ne sera pas le cas pour très longtemps encore. Ils doivent donc résolument s’inscrire dans la modernité et accompagner la marche des peuples du Moyen-Orient. Jusque-là, les Églises chrétiennes et la majorité de leurs représentants politiques se sont crispées face au changement. Elles n’ont pas assez misé sur la formidable dynamique qui souffle sur le monde musulman et ont sous-estimé la résilience de peuples dont les révoltes sont éminemment civiles et citoyennes, que ce soit au Caire, à Tunis ou à Damas. Les chrétiens ont fait les frais d’un islamisme radical survendu qui ne répond pas aux aspirations de populations jeunes confrontées à la mondialisation et à l’individualisme, ce grand ennemi de la religion. Le fait que l’islam soit en panne de modèle le rend actuellement et plus que jamais à l’écoute et à la recherche d’un modèle nouveau. Il est donc grand temps pour les chrétiens libanais de prendre le pari de troquer le confessionnalisme, archaïque et stérile, contre le fédéralisme civil, moderne et fonctionnant ailleurs. Par ce fait, le Liban sera susceptible de donner un exemple pour la région car c’est bien dans la reconnaissance et la gestion de la diversité que se trouve également le règlement des questions syrienne, égyptienne, libyenne et yéménite. Chacun de ces pays est un Liban en devenir. Chacun est aussi très spécifique avec des clivages différents, plus ou moins prononcés. Tous sont à la recherche de garanties pour des constituants qui ne veulent pas se fondre entièrement dans un État central.

Éviter le chaos

Pour éviter le morcellement ou le pourrissement des États dans le Moyen-Orient de demain, Il faut aborder dès maintenant la question des frontières internes. De véritables États civils pourront suivre ; certains sont déjà en gestation au Caire et à Tunis et buttent sur l’éternelle question des minorités. Si le fédéralisme n’est pas toujours une solution miracle, la transformation de la problématique des minorités, évoluant d’une relation ethno-confessionnelle vers une relation politique, porte des espoirs de normalisation de leurs rapports. Espérons que les Libanais prennent enfin conscience de leur rôle pour se lancer dans cette aventure, et sortir de leur posture craintive : celle d’une vieille communauté qui attend sa mort avec résignation. 

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