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Affaire de l’Arctic Sunrise: l’arraisonnement du navire par la Russie était-il légal?

Le tribunal international du droit de la mer a rendu le 22 novembre 2013 une ordonnance demandant à la Russie de lever l’immobilisation du navire de l’ONG Greenpeace et de libérer son équipage.
 
Le 19 septembre 2013, l’Artic Sunrise, un navire battant pavillon néerlandais, était arraisonné par les autorités russes, alors qu’il se trouvait en mer de Petchora, située au nord-ouest des côtes russes et dans la partie sud-est de la mer de Barents. L’Artic Sunrise est un navire océanographique, propriété de la société néerlandaise Stichting Phoenix et de l’ONG Greenpeace. Long d’une cinquantaine de mètres, il a été renforcé pour la navigation dans les glaces. L’intervention de vive force du 19 septembre a été réalisée par un commando armé de garde-côtes russes qui avait été héliporté sur le navire, fusil-mitrailleur au poing et masque noir sur le visage.
 
28 militants de Greenpeace et deux photographes (de 18 nationalités différentes, dont un ressortissant français, Francesco Pisanu) se trouvant à bord étaient arrêtés, regroupés et détenus sur l’Artic Sunrise. Le navire a été par la suite remorqué jusqu’au port de Mourmansk, où il a été immobilisé. L’intervention avait été décidée après que certains des militants de Greenpeace eurent tenté d’aborder la plate-forme d’exploration Prirazlomnaïa de la compagnie russe Gazprom. Ils prévoyaient d’y déployer une banderole visant à dénoncer les projets de forage et d’exploitation pétrolière de l’Arctique en raison de leurs conséquences écologiques.
 

Des mesures illégales, à tout le moins disproportionnées

 
Après leur audition par la police, les 30 personnes arrêtées étaient présentées à la justice russe et placées en détention provisoire. Elles étaient inculpées dans un premier temps de piraterie (infraction punie de 15 ans d’emprisonnement en droit russe), seul le hooliganisme leur étant finalement reproché (une infraction similaire à la destruction de biens punie de 7 ans d’emprisonnement en droit russe). Début novembre, leur transfert de la prison de Mourmansk à celle de Saint-Pétersbourg était décidé.
 
L’arraisonnement du navire Artic Sunrise dans les eaux internationales, l’arrestation avec usage de la force des militants de Greenpeace, leur incarcération sur la base de charges infondées semblent des mesures illégales. En tout état de cause, elles sont disproportionnées par rapport aux actes imputés à des écologistes décidés à accrocher une banderole sur une plate-forme d’exploration pétrolière. Au total, la cause de la Russie paraît indéfendable et il est légitime de se demander si cette intervention n’a pas été décidée uniquement pour dissuader les écologistes de revenir le long des côtes russes.
 
En effet, en toile de fond de cette affaire se trouvent les perspectives ouvertes par la fonte des glaces en Arctique, et en particulier la possibilité de pouvoir exploiter plus facilement les hydrocarbures et les minerais qui se trouvent dans ses fonds marins. D’où la volonté de la Russie d’étendre sa souveraineté dans la zone, à l’instar de ce qu’envisagent les Etats-Unis, la Norvège et le Canada le long de leurs côtes.
 
L’arraisonnement du navire et l’arrestation de son équipage ont eu lieu dans la zone économique exclusive (ZEE) russe. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, appelée également la Convention de Montego Bay – ratifiée par la Russie en 1997 – fait de la ZEE une zone de 200 milles (art. 57). L’Etat côtier y exerce sa souveraineté économique (art. 56), mais la ZEE fait partie des eaux internationales en ce qui concerne la navigation : tous les Etats bénéficient de la liberté d’y naviguer (art. 58 et 87), sous réserve du respect de la réglementation de l’Etat côtier relative à l’exploitation des ressources biologiques ou du sous-sol.
 
Or, il est de principe que, sauf cas limitativement énumérés par la Convention (art. 99 à 109 : soupçons de piraterie, transport d’esclaves, navigation sans pavillon ou diffusion d’émissions radio non autorisées) et d’autres textes internationaux spécifiques (soupçons de trafic de drogue ou terrorisme), l’arraisonnement d’un navire en haute mer ne peut se faire qu’avec le consentement de l’Etat du pavillon (art. 94 et 110).
 
En l’espèce, l’arraisonnement de l’Artic Sunrise et les arrestations ne correspondent à aucun des cas de figure prévus par le droit international de la mer et les Pays-Bas n’y avaient pas donné leur accord. Les allégations de piraterie, pour justifier l’intervention, apparaissent clairement comme un prétexte, et ne sont fondées sur aucune base factuelle et légale sérieuse. En procédant à l’arraisonnement du navire sans motif suffisant, la Russie a très certainement violé les droits des Pays-Bas, Etat du pavillon.
 

L’affaire a été plaidée en l’absence de la Russie

 
Cette affaire rappelle étrangement celle du Mavi-Marmara, navire turc arraisonné en haute mer par la marine israélienne le 31 mai 2010 – l’usage meurtrier de la force et le contexte du blocus illégal de la bande de Gaza en moins*. L’intervention conduite le 19 septembre 2013 semble avoir violé les règles du droit international de la mer, y compris par la disproportion entre les faits imputables aux militants pacifiques et les mesures prises par les autorités russes.
 
En arrêtant puis en emprisonnant sans motif suffisant 30 personnes, la Russie, qui a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme, a également violé les droits humains des membres de l’équipage et des passagers. Toutefois, la question de la légalité de l’arraisonnement ne pourra être tranchée que dans le cadre d’une procédure au fond. Celle-ci pourra avoir lieu soit devant une juridiction internationale permanente, une hypothèse que la Russie a écartée conformément aux réserves faites lors de sa ratification de la Convention de Montego Bay, soit devant un tribunal arbitral, dont la saisine a été demandée par les Pays-Bas le 4 octobre 2013 (art. 287 c) et annexe VII de la Convention) mais que la Russie a, à ce stade, refusée.
 
En attendant, après qu’une tentative de négociation entre les deux Etats eut échoué, les Pays-Bas ont, le 21 octobre 2013, saisi le tribunal international du droit de la mer (TIDM), une juridiction prévue par la Convention de Montego Bay pour trancher les litiges relatifs au droit de la mer. Cette juridiction, basée à Hambourg, a été créée en 1994 et a commencé à juger des affaires depuis 1999. Les Pays-Bas ont saisi le TIDM afin de lui demander de prendre en urgence des mesures conservatoires.
 
L’affaire a été plaidée le 6 novembre 2013 devant les 21 juges internationaux de cette juridiction, en l’absence de la Russie. Cette dernière, n’ayant pas l’intention d’accepter la saisine d’un tribunal arbitral, a décidé de ne pas se présenter (note verbale en ce sens reçue au Greffe le 23 octobre 2013) et considère que l’affaire relève de sa souveraineté. Une erreur sans doute, car si le TIDM a rendu le 22 novembre 2013 une ordonnance par défaut, cette dernière lie la Russie puisque la Convention impose aux Etats parties la compétence obligatoire du TIDM en cas de demande de mesures conservatoires dans l’attente de la constitution d’un tribunal arbitral.
 
L’ordonnance relève qu’il existe bien un différend entre les deux Etats se fondant sur une interprétation divergente des dispositions de la Convention de Montego Bay, que les voies de la négociation ont été épuisées et qu’un tribunal arbitral pourrait à l’avenir être constitué pour trancher le litige, à la condition que la Russie change d’avis. Dans cette hypothèse, l’article 290§1 et §5 de la Convention autorise le TIDM – saisi par un Etat – à ordonner des mesures conservatoires si l’urgence l’exige, en particulier pour préserver les droits respectifs des parties au litige ou pour empêcher que le milieu marin ne subisse des dommages graves.
 
Les Pays-Bas soutenaient précisément que l’état général de l’Artic Sunrise, immobilisé à Mourmansk, se dégradait et qu’il existait des risques pour l’environnement – fuite d’hydrocarbures -, aggravés par les conditions météorologiques. De même, ils avançaient que la détention prolongée aurait des conséquences irréversibles sur les droits à la liberté des membres de l’équipage. Les arguments ont été retenus par le TIDM.
 

Les « 30 de l’Arctique » auront passé un total de 2 mois en détention provisoire dans des conditions difficiles

 
L’ordonnance du 22 novembre 2013 prescrit à la Russie, dès paiement d’une caution, sous forme de garantie bancaire d’un montant de 3,6 millions d’euros à la charge des Pays-Bas, de « procéder immédiatement à la mainlevée de l’immobilisation de l’Artic Sunrise et à la mise en liberté de toutes les personnes qui ont été détenues » dans cette affaire. Elle prescrit également à la Russie de faire en sorte que le navire tout comme les personnes détenues « soient autorisés à quitter le territoire et les zones maritimes relevant de sa juridiction ».
 
Officiellement, la Russie a annoncé ne pas reconnaître la compétence de la juridiction internationale. « La Russie part du principe que le cas de l’Arctic Sunrise ne relève pas de la juridiction du tribunal international du droit de la mer », selon un communiqué du ministère russe des Affaires étrangères. En réalité, l’ordonnance – dont la solution était prévisible  – a déjà produit des effets : la justice russe – les tribunaux Kalininski et Primorski de Saint-Petersboug – a ordonné la veille de la décision la remise en liberté des 29 personnes concernées contre paiement d’une caution de 45.000 euros par personne, la 30ème, un Australien ayant été libéré par une décision en appel le 28 novembre.
 
Les « 30 de l’Arctique » auront passé un total de 2 mois en détention provisoire dans des conditions difficiles (accès aux avocats limité, cellules glaciales, absence d’hygiène). Après leur libération, leur sortie du territoire russe sera compliquée par le fait qu’ils sont tenus de ne pas le quitter par décision judiciaire – dans l’attente d’une décision sur le fond –  et qu’ils sont considérés comme des clandestins, n’ayant pas de visa. En revanche, pour l’instant, la justice russe a refusé de prononcer la restitution du navire.
 
V. « La légalité de l’arraisonnement du Mavi-Marmara par la marine israélienne », G. Poissonnier, P. Osseland, Recueil Dalloz 2010 p. 2319
 
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