Site icon La Revue Internationale

En 2014, le Front national n’a rien à perdre

[image:1,l]

Comme à Brignoles, où un sondage le place en tête du scrutin, le FN pourrait faire de très bons scores aux prochaines élections municipales. Mais à quoi faut-il s’attendre ? L’abstentionnisme n’aura-t-il pas plutôt raison de la colère des Français ? Éléments de réponse avec Jacques Le Bohec, professeur en Sciences politiques et spécialiste du Front national. Entretien.

JOL Press : Entre les dérapages de certains de ses candidats et la forte popularité de sa présidente dans les sondages, comment qualifier le bilan du Front national cette année ?

Jacques Le Bohec : On pourrait considérer que les transformations espérées par les actuels dirigeants portent leurs fruits. Mais, comme d’habitude, ils profitent surtout des faiblesses de leurs adversaires et du suivisme des journalistes des médias parisiens. Notamment de la croyance de ceux-ci dans l’explication politique des votes Le Pen, abondée par les sondeurs et les politologues de plateau de télévision. Ils croient que les gens votent Le Pen parce qu’ils sont d’accord avec ce que disent les porte-parole du Front national. D’où la surenchère verbale et programmatique.

Même les opposants sincères y croient aussi puisque la lutte antifasciste et antiraciste fait partie de leur identité de gauche. Marine Le Pen adhère aussi à cette vulgate puisque ça lui permet de prétendre qu’elle a raison dans son diagnostic et ses remèdes. Ce faisant, ils confient leur sort et accessoirement celui de la population française à des sondages approximatifs et pas scientifiques. 

JOL Press : Qu’est-ce qui a changé, cette année, dans la politique du FN ?

Jacques Le Bohec : On ne peut pas dire que les choses (la stratégie) aient fondamentalement changé cette année. Si une inflexion a eu lieu, elle date de l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti.

JOL Press : Le parti est-il parvenu à se fondre dans le paysage politique ?

Jacques Le Bohec : Le Front national est « fondu » dans le paysage politique depuis fort longtemps, exactement depuis 1984 voire 1983. A cette époque, il s’agissait pour les Mitterrandiens de faire diversion après l’abandon d’une politique de réforme structurelle de la société française sous les auspices du démocrate-chrétien Jacques Delors. Il s’agit, durant toutes ces années, d’une intégration paradoxale, par la dénonciation de cette présence menaçante, mais d’une intégration quand même bien réelle, avec des périodes de vide dues au manque de positions institutionnelles.

JOL Press : Le FN pourrait changer de nom en 2014, selon Louis Aliot. Un tel changement pourrait-il entraîner une scission au sein du parti ?

Jacques Le Bohec : Ce dirigeant fait ce que l’on appelle un ballon d’essai. Il teste les résistances qui pourraient survenir si le processus était lancé. Une scission n’est jamais à exclure, mais l’expérience des départs précédents, comme l’a bien compris Bruno Gollnisch, n’invite pas au schisme millénariste sur l’autel de l’authenticité historique. On peut toujours imaginer un baroud d’honneur du clan d’un homme politique en fin de parcours, mais il risque de devenir complètement inaudible s’il en va avec ses maigres troupes. Surtout qu’il n’est pas arrivé à constituer un fief à l’instar des Bompard dans le Vaucluse avec leur Ligue du sud.

Si ce changement de désignation advenait, ce serait le dernier acte de la stratégie impulsée par Marine Le Pen, qui vise à participer aux futurs gouvernements de droite. Elle est encouragée en cela par les tergiversations des duettistes Copé-Fillon, qui louvoient et lorgnent de son côté. Dont la démagogie suinte à chaque (petite) phrase. Quitte à perdre d’un côté (centriste) ce qu’ils gagneraient peut-être de l’autre (droite extrême).

JOL Press : 2014, une année cruciale pour Marine Le Pen ? 

Jacques Le Bohec : Sans doute plus que cette année vu qu’il y a deux scrutins, les municipales et les européennes. Mais c’est le cas aussi pour les autres partis. Certains ont beaucoup à perdre. D’autres n’espèrent pas grand-chose (je pense au Front de gauche). Pour le Front national, c’est pain bénit. Il ne peut que gagner des sièges et des mairies vu le contexte. Mais un score mitigé ne serait pas pour autant pour déplaire à Marine Le Pen si elle veut vraiment changer de désignation, car cela lui donnerait un argument.

Si en revanche, son parti avec son nom actuel fait un tabac, il lui sera plus difficile de plaider cette cause. Comme quoi… Mais ne doutons pas que les grands médias fassent leurs gorges chaudes du moindre semblant de poussée quelque part. Tout le monde se demande à qui va profiter la désillusion profonde vis-à-vis d’un gouvernement Hollande-Ayrault qui mène la même politique que le précédent contrairement à ce que le candidat avait promis durant sa campagne. Au Front national ou à l’abstentionnisme ?

JOL Press : Quels pourraient être les obstacles à l’ascension irrésistible du FN aux prochaines élections ?

Jacques Le Bohec : Votre question me semble illogique. Si l’ascension est irrésistible, il ne devrait pas y avoir d’obstacles… Mais il ne faut pas confondre stratégie et efficacité de cette stratégie. L’histoire n’est pas finie. On ne sait pas ce qui peut se passer. Mais si aucun cataclysme n’intervient, c’est l’abstention qui risque de progresser. Les Verts risquent d’être sanctionnés pour les couleuvres qu’ils avalent au gouvernement. Le Front de gauche reste divisé et Jean-Luc Mélenchon trop instable dans sa posture pour offrir une alternative réelle. Les centristes sont de droite et pas encore en ordre de bataille s’ils doivent l’être un jour après avoir réglé les ambitions personnelles qui s’affrontent (Borloo-Bayrou).

Reste le FN, que l’on peut créditer d’un niveau de vote supérieur à celui qu’il était en 2012. Qui inquiétera certainement. Mais dépassera-t-il pour autant les 23% en moyenne nationale aux européennes avec un découpage régional ? Comment calculer son score aux municipales vu que ce sont des élections qui échappent à la nationalisation de la compétition politique et aux étiquettes partisanes dans les innombrables petites communes ?

JOL Press : Les électeurs du FN sont-ils satisfaits, selon vous, de la normalisation du parti ?

Jacques Le Bohec : Alors ça, c’est le grand mystère. Personne n’en sait rien. Ils ne constituent pas un groupe qui aurait des désirs dont on aurait connaissance en permanence grâce à un observatoire ou à un baromètre. L’attitude magique consisterait à réclamer l’oracle des sondeurs, mais on sait qu’on ne peut pas leur faire confiance. Je ne pense pas que ce soit leur souci premier. La « normalisation » du FN est un enjeu particulier au champ politique, dont la plupart des citoyens, exclus de ce champ, se désintéressent royalement, à supposer qu’ils comprennent ce que cela veut dire.

Surtout que les « électeurs de Le Pen » ne sont pas que des « zélecteurs de Le Pen »… Ils votent aussi pour d’autres candidats à l’occasion. Ce sont d’abord et avant tout des individus sociaux qui sacrifient à l’obligation de voter. Qui envoient un message qui n’est pas prioritairement politique. Dont il faut connaître la situation et le parcours très précisément pour savoir ce qu’ils expriment. Ils ont d’autres chats à fouetter. Or peu de monde s’intéresse à cela de façon sérieuse, de façon inductive.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Jacques Le Bohec est professeur à l’Université Lyon 2, diplômé de Sciences-Po Bordeaux et chercheur au GAP (groupe d’analyse politique de Nanterre)

Ouvrages parus:
– Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, coll. en codirection avec C. Le Digol, PUF
– Dictionnaire du journalisme et des médias, PUR, 2010.
– Elections et télévision, PUG, 2007.
– Sociologie du phénomène Le Pen, La Découverte, Repères, 2005.
– Les interactions entre les journalistes et J.-M. Le Pen, L’Harmattan, 2004.
– L’implication des journalistes dans le phénomène Le Pen, L’Harmattan, 2004.
– Les mythes professionnels des journalistes, L’Harmattan, 2000.
– Les rapports presse-politique, L’Harmattan, 1997.

Quitter la version mobile