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Temporel et spirituel: l’Église orthodoxe face au pouvoir en Russie

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JOL Press : Fin novembre, plusieurs députés de la Douma ont soutenu l’idée de la députée conservatrice Elena Mizoulina de faire entrer l’orthodoxie comme base de l’identité nationale et culturelle dans la Constitution russe. Cette idée pourrait-elle être envisageable et acceptée ?
 

Elena Astafieva : Envisageable oui, il y a en effet une partie des responsables politiques russes qui proposent cela. Quant à savoir si cela serait accepté ou non, il serait intéressant de faire un sondage. Car il faut rappeler que 76 % de personnes interrogées par le Centre Levada se présentent comme appartenant à l’Eglise orthodoxe, mais seulement 3 ou 4% vont à l’église et communient régulièrement.

Il y a donc un intérêt certain pour la religion en Russie, considérées comme un des fondements nécessaires pour construire de nouvelles valeurs dans une société post-soviétique, mais en même temps la pratique religieuse ne suit pas. Je pense aussi que les scandales récents ou l’affaire très médiatisée des Pussy Riot ont montré l’existence d’un gap entre une partie de la société russe, notamment bien éduquée, et l’Eglise. 

JOL Press : Que dit la Constitution sur la question de la laïcité en Russie ?
 

Elena Astafieva : Il faut savoir que le concept de « laïcité » est un concept français, il n’existe pas en Russie ; mais la Constitution russe rappelle cependant bien la séparation des Églises et de l’État. La loi sur la liberté de conscience et les associations religieuses de 1997 a maintenu cela et a introduit la notion  de « religions traditionnelles » (l’orthodoxie, l’islam, le judaïsme, le bouddhisme, le catholicisme et le protestantisme), qui sont opposées aux associations religieuses de type sectaire. Mais l’orthodoxie n’a pas pour l’instant de statut de religion d’État, comme cela l’était à l’époque impériale, quand elle était définie comme « première et dominante ». 

JOL Press : Quelles ont été les conséquences de la chute de l’URSS pour l’Église orthodoxe ?

Elena Astafieva : À la chute de l’URSS, l’Église orthodoxe et la religion ont été perçues comme des « porteurs d’espoir », une sorte d’alternative au communisme, quelque chose qui permettait de retrouver les valeurs universelles.

L’Église orthodoxe russe et l’État ont toujours été très liés, pendant la période impériale, même à l’époque soviétique et après la chute de l’URSS. Il y avait dans les années 90 l’espoir d’un retour aux valeurs universelles mais également l’idée de construire la société où l’Église, et de manière générale les religions, devaient jouer un rôle important, en étant séparées de l’Etat. Mais l’Église a commencé à fonctionner de la même manière qu’à l’époque impériale et soviétique, c’est-à-dire à être proche du pouvoir, quelle que soit sa nature. Et c’est cela une des causes de la déception de l’opinion russe.

JOL Press : Des affaires très médiatisées comme l’emprisonnement des Pussy Riot ou l’adoption récente d’une loi contre la « propagande homosexuelle » sont-elles révélatrices de la résurgence de l’Église dans la vie publique russe ?
 

Elena Astafieva : Quand le patriarche Kirill est arrivé à la tête de l’Eglise orthodoxe en 2009, il a dit qu’il fallait faire en sorte que l’Église soit « plus visible et plus présente » dans la société et sur la scène médiatique. Il parlait d’une « nouvelle mission » de l’Église orthodoxe en Russie.  C’est-à-dire que l’Église doit avoir sa place et jouer un rôle, non seulement dans ses relations avec le pouvoir, mais aussi dans la société ; pour cette raison le patriarcat de Moscou a créé au sein du Saint-Synode un Département pour les relations entre l’Eglise et la société et le Département de l’information pour faire passer le message évangélique parmi la population.

Il y a enfin la question du retour au conservatisme d’une partie de la société et du pouvoir politique ; pour ces acteurs l’Eglise orthodoxe doit jouer un rôle prépondérant dans la société, et l’idée de Elena Mizoulina de faire inscrire dans la Constitution l’orthodoxie comme la religion principale de la Fédération de Russie, est un reflet de ce phénomène. 

JOL Press : Quelles relations entretient Vladimir Poutine avec le patriarche russe Kirill ?
 

Elena Astafieva : Je ne vois pas de conflit ou de tension entre eux. Les relations sont bonnes, à tel point que, quand le patriarche Kirill a prononcé son discours d’intronisation [en 2009], il a utilisé la même expression que Vladimir Poutine, en déclarant qu’il était nécessaire de préserver la « verticale du pouvoir ecclésiastique ».  Poutine, lui, parlait de « verticale du pouvoir politique »

L’utilisation du langage du président russe par le patriarche orthodoxe est assez significative, et cela a été d’ailleurs remarqué par plusieurs sociologues des religions, qui comme Kathy Rousselet parlent « d’une congruence entre l’organisation du gouvernement politique et celle du gouvernement de l’Eglise »

JOL Press : On accuse souvent le pouvoir russe de trop avancer « main dans la main » avec l’Église orthodoxe. Ces accusations sont-elles fondées ?
 

Elena Astafieva : Je n’aime pas beaucoup le terme « accusations ». Encore une fois, il s’agit d’une vision occidentale de la question, notamment de la France, où l’idée de laïcité et de séparation entre l’Église et le pouvoir est importante, et où les relations entre l’Église catholique et l’État français ont évolué très différemment de celles entre l’Église orthodoxe et l’État russe.

avis, l’Église orthodoxe et l’État russe pourraient être plus indépendants dans leur vision des choses, mais la nature des relations s’est construite depuis des siècles. Il faudrait remonter à l’époque byzantine et aux premiers siècles du christianisme, quand la Russie n’existait pas, pour voir comment le rapport entre l’orthodoxie et le pouvoir politique s’est constitué. Mais il faut dire et répéter que l’Eglise orthodoxe et les religions en Russie de manière générale n’ont jamais joué un rôle indépendant par rapport au pouvoir, et c’est plutôt elles qui avançaient et avancent « mains dans la main » avec le pouvoir étatique.

JOL Press : Quels sont les liens entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique ?
 

Elena Astafieva : C’est très complexe. Il y a eu plusieurs étapes de séparation entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe (notamment aux IXème, XIème et XIIIème siècles). Au XIXe siècle, les théologiens orthodoxes russes ont défini cinq points de différence dogmatique entre les orthodoxes et les catholiques, qui restent d’actualité même aujourd’hui : il s’agit de la question ecclésiologique ou le rôle du pape dans l’Eglise et le problème de la primauté/suprématie/infaillibilité du pape, le problème du développement dogmatique, du dogme de l’Immaculée Conception, de la question de la procession du Saint-Esprit ou le Filioque et le problème de la perception de l’unité dans l’Eglise.

D’un côté, les catholiques veulent rétablir, comme ils le disent, l’Union avec les orthodoxes avant de discuter de ces points de différences. Les orthodoxes, de leur côté, veulent d’abord régler ces questions dogmatiques avant « d’entrer dans l’Unité » avec les catholiques.

La différence essentielle entre les deux Églises est la place du pape et la question de la gouvernance dans l’Église. C’est aussi pour cela que le dialogue est si difficile, même si l’Église catholique essaie de faire des pas vers l’Église orthodoxe. [Une rencontre a par exemple eu lieu entre le métropolite russe Hilarion, président du Département pour les relations ecclésiastiques extérieures du patriarcat de Moscou, et le pape François début novembre].

Mis à part ces problèmes dogmatiques qui existent depuis longtemps, la question de la personnalité du pape et celle du patriarche peut aussi jouer pour permettre l’ouverture, ou non, au dialogue. La question de Syrie peut aussi rapprocher le Vatican et l’Etat russe, et donc, l’Eglise orthodoxe. 

JOL Press : La visite de Vladimir Poutine au Vatican la semaine dernière pourrait-elle être ainsi le signe d’un premier pas vers ce dialogue ?
 

Elena Astafieva : Cette visite n’était en effet pas anodine. Il faut voir cela aussi comme une démarche vers la discussion entre les deux Églises. Mais, à mon avis, il ne faut pas attendre non plus de changement radical des relations, au moins dans un proche avenir, car à part des questions dogmatiques, difficilement réglables,  il ne faut pas oublier qu’une partie des orthodoxes russes est contre le rapprochement avec l’Eglise catholique.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Elena Astafieva est historienne, chargée de recherche au CNRS, au Centre d’études des mondes russes, caucasien et centre-européen (CERCEC, CNRS-EHESS). Elle est l’auteur d’une thèse intitulée « L’Empire russe et le monde catholique : entre représentations et pratiques, 1772-1905 » et travaille actuellement sur la politique de l’Empire russe en Syrie-Palestine, entre 1847 et 1917. 

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