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Crise en Ukraine: l’Union européenne impuissante?

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JOL Press : Les États membres de l’UE ne semblent pas réussir à se mettre d’accord sur l’attitude à adopter face à la crise en Ukraine. Certains évoquent la mise en place de sanctions, d’autres comme l’Allemagne écartent cette possibilité. L’UE aurait-elle vraiment intérêt à brandir l’arme des sanctions contre les dirigeants ukrainiens ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il me semble que les pays membres de l’Union européenne sont d’accord sur l’état de la situation en Ukraine et sur ce que représente le système de pouvoir autour de Ianoukovitch. Il y a cependant des désaccords sur le degré d’urgence de cette situation : il y a des pays, généralement plus éloignés géographiquement, qui se sentent moins concernés par la question ukrainienne. Ils seront donc d’accord sur le diagnostic, mais ils n’en feront pas une priorité.

Il y a également un débat sur les sanctions, afin de savoir si oui ou non elles sont efficaces et nécessaires. Certains, comme l’Allemagne qui semble s’opposer aux sanctions, s’y opposent non pas parce qu’ils ne pensent pas que l’Ukraine soit importante, au contraire, mais parce qu’ils estiment que cela pourrait déboucher sur une situation de blocage, un peu comme sur le modèle de la Biélorussie. La Biélorussie est sous sanctions depuis des années, et la situation est complètement bloquée. Ce que doivent craindre un certain nombre de personnes en Allemagne, c’est que ces sanctions aient pour effet paradoxal de renforcer encore plus les connexions entre le pouvoir ukrainien et le pouvoir russe.

JOL Press : La Russie a de son côté dénoncé « l’ingérence » des pays européens en Ukraine. Qu’en pensez-vous ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : C’est une affirmation assez paradoxale : la Russie parle d’ingérence de l’UE dans les affaires intérieures ukrainiennes, alors que l’on sait qu’elle fait pression sur l’Ukraine depuis le mois d’août pour qu’elle ne signe pas l’accord d’association avec l’UE. Et on sait comment cela s’est passé : un ensemble de menaces et de promesses de récompenses ont été prononcées par la Russie à l’égard du pouvoir ukrainien. Les ingérences russes sont multiples en Ukraine, pays qui représente pour Moscou une « petite Russie » ou une excroissance russe. D’une certaine manière, la Russie n’a selon moi aucune leçon à donner à l’UE.

JOL Press : L’Union européenne ne pourrait-elle pas s’appuyer sur la Russie pour que celle-ci use justement de son influence sur l’Ukraine pour tenter de régler la crise ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : C’est le genre de pseudo-solution que l’on met en avant lorsqu’on ne veut pas se mêler de la chose. La Russie n’est pas un tiers arbitral dans cette crise. Le but de la Russie, c’est de satelliser l’Ukraine. Les opposants qui sont dans la rue à Kiev s’opposent à cette satellisation : ils veulent une Ukraine indépendante et complètement souveraine. En aucun cas ils ne veulent voir Poutine comme juge de la situation. Le président russe ne peut dailleurs pas être juge : il est partie prenante et il y a, entre lui et Ianoukovitch, de multiples connexions.

JOL Press : Dans une lettre ouverte adressée à Obama et Poutine, l’ancien dirigeant soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, leur demande de « faire un pas décisif pour aider l’Ukraine à reprendre le chemin d’un développement pacifique ». Quel intérêt peuvent trouver les États-Unis à intervenir dans la crise ukrainienne ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Je ne pense pas qu’il faille raisonner en termes d’intérêts. Il s’agit plutôt d’une question de valeurs, de conception du monde. D’une manière générale, la politique des États-Unis est de soutenir une libéralisation politique et économique du pays. Aujourd’hui, ils vont cependant un peu moins sur le terrain de l’Europe de l’Est. Ils ont d’autres priorités, au Moyen-Orient et en Asie pacifique.

À Washington, on pense plutôt que ces questions devraient être réglées par l’UE, qui doit faire preuve de maturité. Après tout, l’Ukraine fait partie de l’environnement géographique proche et immédiat de l’Union européenne, et il revient donc à l’UE d’ouvrir des possibilités, de favoriser tout ce qui touche à la libéralisation et à l’expansion de l’État de droit dans son environnement proche.

La logique de Mikhaïl Gorbatchev s’inscrit en fait dans la continuité d’une logique de guerre froide : les États-Unis et la Russie post-soviétique devraient régler toutes les affaires mondiales. Du côté russe, on considère que l’Ukraine est quasiment une question intérieure. La Russie est prête à coopérer avec les États-Unis sur un certain nombre d’affaires internationales, mais en échange, elle souhaite garder la main sur son espace post-soviétique.

JOL Press : Les divergences de points de vue entre les différents membres de l’Union européenne ne rendent-elles pas l’UE impuissante à régler ce genre de crise ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : L’Union européenne a toujours dû faire face à ces divergences. Mais elle s’est pourtant beaucoup rapprochée des pays de l’ex-URSS depuis quelques années. C’est plutôt sur le degré d’urgence, de mobilisation, de méthodes à mettre en œuvre que les pays européens vont avoir des difficultés à se mettre d’accord.

C’est forcément un processus plus long qu’au sein d’une fédération : l’Union européenne, ce n’est pas les « États-Unis d’Europe ». C’est plutôt une sorte de « Commonwealth paneuropéen », donc cela prend du temps pour mettre d’accord tous les pays. Même si, sur bien des questions, comme celle du nucléaire iranien, on a vu qu’il était possible d’arriver à un consensus et d’adopter un certain nombre de mesures spécifiques. On peut imputer à l’UE un manque de réactivité, de promptitude, mais des solutions peuvent être trouvées, il y a des marges de manœuvre.

JOL Press : Existe-t-il un risque de contagion de la crise ukrainienne au-delà de ses frontières, notamment dans les anciennes républiques soviétiques ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Si l’on parle de contagion stricto sensu, au sens de « tâche d’huile », non. Ce qui est sûr, par contre, c’est que la situation ukrainienne montre que la tentative russe de reprendre le contrôle des républiques ex-soviétiques ne se passera pas comme ça. Deux décennies se sont quand même écoulées depuis la fin de l’URSS, et ces deux décennies représentent, dans l’état d’esprit des populations, bien plus que 20 ans. Il n’est pas question de revenir purement et simplement sous le contrôle du pouvoir russe. Il y a quelques semaines, certains disaient que Poutine avait gagné en Syrie, et qu’il gagnait maintenant en Ukraine. On constate que cela ne se passe pas aussi facilement.

Dans d’autres anciennes républiques soviétiques, on peut imaginer des événements de ce type si la pression russe se faisait de plus en plus forte et de plus en plus visible. C’est quelque chose qui n’avait pas été totalement anticipé par Moscou. Lors de la « Révolution orange » en Ukraine en 2004-2005, Poutine reprochait à Ianoukovitch de ne pas être intervenu assez rapidement. Pour la Russie, si l’on tape très vite et très fort dès le début de la crise, elle doit se régler rapidement.

On voit que cela ne se passe pas comme cela en Ukraine : la situation est susceptible de monter en puissance, et il faut en tenir compte pour les autres pays de l’espace post-soviétique. La Géorgie ou la Moldavie par exemple, sont très pro-européennes, indépendamment de toutes les différenciations politiques internes. Ce sont des pays qui sont prêts à signer un accord d’association avec l’UE.

Les situations sont variées concernant les anciens satellites de l’URSS. Mais ce qui est commun, c’est qu’il n’y a pas de volonté de rester sous le pouvoir russe, y compris dans des républiques d’Asie centrale. La Russie est plutôt vue comme une réassurance, si jamais le système de pouvoir est contesté par la rue. Les apparatchiks post-soviétiques sont prêts à s’appuyer sur la Russie, mais ils ne veulent repasser en aucun cas sous le contrôle de la Russie.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est spécialiste des questions de défense européenne, des relations Europe/Eurasie et Russie/Europe, et de politique européenne de voisinage (Est européen et Bassin méditerranéen).

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