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Ukraine, Thaïlande… Comment naît et s’organise une révolte?

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Le documentaire « Révolte » analyse et compare cinq des plus grandes révoltes de ces cinquante dernières années : mai 1968 en France, la révolution islamique en Iran en 1979, la révolution Solidarność en Pologne en 1980, les manifestations de la place Tiananmen en Chine en 1989 et la révolution tunisienne née à Sidi Bouzid en 2010.

JOL Press : Pourquoi avoir choisi précisément ces cinq révoltes-là ?
 

Cédric Tourbe : C’était un processus fastidieux : j’en ai d’abord sélectionné une quinzaine. Ensuite, la sélection s’est faite sur plusieurs facteurs. D’abord, sur l’affinité : il y a des évènements qui m’intéressaient plus que d’autres, comme le Printemps de Pékin en 1989 par exemple. La révolte Solidarność en Pologne est un évènement que j’ai découvert, je ne soupçonnais pas qu’elle ait eu autant d’impact. Mai 68 s’est imposé à nous parce que l’on travaille pour un diffuseur français, donc elle a un peu servi de révolte étalon.

Ensuite, nous avons choisi des périodes différentes, des pays qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, et des événements qui a priori n’ont pas grand-chose en commun. Nous voulions partir de cette diversité pour essayer de mettre à jour le plus de dénominateurs communs. Il y a enfin eu un troisième facteur : l’accès aux témoins et aux archives. Quand on est plus ou moins « riche » sur ces deux points, on a tendance à privilégier un événement plutôt qu’un autre.

JOL Press : À quel moment naît la révolte ?
 

Cédric Tourbe : La révolte naît à partir du moment où il y a un mouvement collectif de refus. C’est un mouvement épidermique, qui n’est pas prémédité, et qui n’est pas forcément très impressionnant au début. Cela peut être une grève, une émeute, une manifestation pacifique… C’est un mouvement de refus, de défi, de colère. Ce mouvement collectif, s’il est couronné de succès, va pouvoir entraîner d’autres personnes. Des révoltes, il y en a tout le temps, mais la plupart ne débouchent pas sur une chute de régime. L’histoire est pleine de révoltes oubliées.

JOL Press : Une révolte est-elle forcément longue ou peut-elle « mourir dans l’œuf » ?

Cédric Tourbe : Bien sûr, une révolte peut mourir tout de suite. Prenez la période Ben Ali en Tunisie. Des révoltes, il y en a eu souvent. Six mois avant que Mohamed Bouazizi ne s’immole par le feu à Sidi Bouzid en 2010, une autre personne s’était immolée à Monastir, et cela n’avait pas du tout eu les mêmes répercussions. Il y a eu un mouvement de protestation qui s’est vite arrêté. La plupart du temps, le régime répond de manière routinière à la révolte : par la répression, par l’indemnisation… Et la plupart du temps, ça suffit à l’arrêter. Dans le cas de Mohamed Bouazizi, Ben Ali avait indemnisé sa famille mais cela n’a pas suffi. Le problème se pose à partir de ce moment-là, quand les réponses habituelles, routinières du pouvoir, ne suffisent pas à réduire la mobilisation.

C’est le caractère soudain et inattendu de la révolte qui va attiser le mouvement : on ne s’y attend pas à ce moment-là, à cet endroit-là, de cette façon-là. Au lieu de se retrouver à 40 devant le gouvernorat de Sidi Bouzid pour protester, on se retrouve à 150 ou 200. C’est ce caractère surprenant qui a un impact extrêmement fort. La question est de savoir comment cela est interprété par le reste du pays. À partir du moment où la révolte est interprétée comme un succès, elle peut entraîner d’autres gens, dans d’autres secteurs de la société civile.

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JOL Press : Quels sont les mécanismes de la révolte ?
 

Cédric Tourbe : La particularité de ces événements-là, c’est que les « militants professionnels » – par exemple la base du syndicat UGTT et l’Ordre des avocats en Tunisie, ou les militants gauchistes en mai 68 – ne sont pas dans le coup au début du mouvement. Ils sont aussi surpris que les autres. En mai 1968 par exemple, tous les dirigeants militants ont été embarqués dans les paniers à salade de la police, et la révolte a démarré sans eux. En fait, dès le début se mobilisent des gens qui d’habitude ne se mobilisent jamais. Contrairement aux mobilisations sociales habituelles, l’action précède la revendication, et non l’inverse.

L’extension

Même en démocratie, se révolter est un acte risqué. Et quand on se révolte, on n’aime pas être seul. C’est pourquoi l’extension n’a aucun caractère automatique. Lorsque la révolte s’étend, c’est parce que les gens vont se saisir de cette occasion inespérée pour se mobiliser à leur tour et faire en sorte que le mouvement ne retombe pas. Les militants vont se mobiliser en portant leurs propres revendications sur un mouvement qui au départ était une protestation sans slogans, sans banderoles, sans l’idée de faire tomber le pouvoir. Les gens qui manifestaient à Sidi Bouzid le 17 et 18 décembre 2010 n’avaient pas en tête de faire tomber Ben Ali.

Mais très vite vont se mobiliser l’Ordre des avocats, les syndicats de l’UGTT et les organisations de défense des droits de l’Homme qui, eux, vont entrer en compétition pour chercher à imposer un sens à cette mobilisation inattendue, comme par exemple et très schématiquement, obtenir des concessions sociales (pour les syndicalistes), libéraliser le régime, voire faire chuter le dictateur (pour les avocats). C’est là que l’on se retrouve confronté à une situation qui sort de l’ordinaire parce qu’en réalité, dès ce moment, personne ne contrôle vraiment les évènements.  

Si la réponse du pouvoir ne parvient pas à résoudre la situation, le mouvement a toutes ses chances de grossir, de s’étendre. Jusque-là, nous étions face à un phénomène localisé et sectorisé (les étudiants en mai 68, les ouvriers en Pologne en 1980, les étudiants d’écoles religieuses en Iran en 1979). Le succès des uns donne envie aux autres de se joindre au mouvement et de se mobiliser à leur tour. L’extension est double : d’une part le mouvement va toucher d’autres zones géographiques, et d’autre part il va toucher des personnes et des secteurs différents.

L’incertitude

Le cas de mai 68 en est un bon exemple : au bout d’une semaine de mobilisation étudiante, on assiste à une mobilisation ouvrière qui dépasse complètement les cadres syndicaux habituels. Le plus important syndicat de l’époque, la CGT, se trouve complètement dépassé par ce qui se passe. On se retrouve alors dans une situation où toute l’organisation de la vie sociale, toutes les structures collectives s’effritent : c’est le cas des syndicats, des partis politiques et surtout du pouvoir lui-même, qui commence à se fissurer. Les gens doutent sérieusement, ont peur, commencent à ne plus obéir aux ordres, à prendre des initiatives étranges. Et commence à poindre, dans l’esprit de tout le monde, l’idée que le pouvoir est maintenant prenable.

On rentre alors dans une compétition pour le futur pouvoir, quel qu’il soit. Et cela peut aller extrêmement loin. En Chine en 1989 par exemple, le pouvoir complètement monolithique commence à se fissurer : des généraux de l’Armée populaire de libération refusent même d’obéir aux ordres. On est là dans ce que j’appelle la phase d’incertitude : tout le monde agit, et personne ne contrôle ce qui se passe. Le mouvement avance tout seul.

Le dénouement

C’est la succession des événements qui va déboucher sur un dénouement aussi imprévisible que le mouvement de départ. Cela peut déboucher sur une guerre civile, un coup d’État, un changement de pouvoir ou au contraire un renforcement du pouvoir, etc.

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JOL Press : Ces mécanismes que vous décrivez sont donc les mêmes, quel que soit le pays dans lequel éclate la révolte ?
 

Cédric Tourbe : Il y a évidemment des différences culturelles : manifester en Tunisie n’a pas le même sens que manifester en France en 1968. Manifester en Tunisie, c’est grave. Manifester en France, c’est normal, cela fait partie de la vie sociale habituelle. C’est pour cela que les étudiants se mettent à construire des barricades dans Paris en 68 : cela sort de l’ordinaire. D’un point de vue symbolique, on change de dimension. On se trouve désormais dans un esprit insurrectionnel qui sort du cadre des mobilisations habituelles.

Mais par-delà les différences culturelles, l’accident de départ (une arrestation, une immolation…), le caractère soudain et inattendu de la révolte, le fait qu’il y ait d’autres gens qui se saisissent du mouvement, que le pouvoir se rende compte qu’il faut répondre, le fait que le mouvement s’étende et qu’il y ait un délitement des structures collectives : ces mécanismes se retrouvent, quel que soit le pays.

Et c’était valable pour la Révolution française en 1789 : les émeutiers qui prennent la Bastille le 14 juillet n’ont rien à voir avec les avocats et les clercs de notaires qui font les États généraux. Les uns se saisissent de l’action des autres. C’est valable aussi en Italie dans les années 20 ou en Allemagne dans les années 30. Il faut également bien comprendre que ces phénomènes de révolte ne sont pas des phénomènes propres à la gauche mais touchent tous les pans de la société.

JOL Press : À quel moment bascule-t-on de la révolte à la révolution ?
 

Cédric Tourbe : En fait, c’est un problème de sémantique. La révolution, d’un point de vue sémantique, c’est un changement de régime ou la chute du pouvoir. Mais certains phénomènes de révolte peuvent au contraire renforcer un régime. Par ailleurs, la révolution n’arrête pas la révolte. En Tunisie, on peut dire que la révolution a commencé le jour ou Ben Ali a quitté le pouvoir – et le pays – le 14 janvier 2011, après un mois de mobilisation. Mais le départ de Ben Ali n’a pas réglé la situation de révolte.

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JOL Press : La révolte est-elle par essence violente ?
 

Cédric Tourbe : Je serais tenté de dire oui. Albert Camus en parle bien dans L’Homme révolté : il dit que la révolte, c’est faire « volte-face ». Il prend l’exemple de Spartacus : on le fouette et, à un moment, cela dépasse tout ce qu’il peut supporter. Il se retourne, fait volte-face et arrête le fouet. On voit bien que dans ce geste a priori non réfléchi, il y a dès le départ une mise en cause du pouvoir. Dès lors qu’il y a une mise en cause du pouvoir, on est nécessairement dans un processus violent, d’affrontement, qu’il y ait des morts ou non. Même en Pologne en 1980, où les ouvriers font quelque chose de pacifique, où la révolte est autogérée, la violence est là.

Il y a un autre élément important : au fur et à mesure que la révolte s’étend, que les solutions apportées ou proposées par les uns et par les autres s’effondrent, on assiste à une montée des extrêmes. C’est-à-dire que les idées les plus radicales ont tendance à prendre le pas sur les autres. On le constate place Tiananmen en 1989 : le mouvement de départ est pacifique, organisé de façon cohérente, mais au fur et à mesure que la mobilisation dure, qu’elle tient, on constate que les leaders de départ se font écarter et mettre de côté par des leaders plus radicaux, quelle que soit l’importance réelle qu’ils peuvent avoir.

Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine : les gens qui ont occupé le ministère de la Justice sont issus de mouvements très divers, d’extrême-gauche comme d’extrême-droite… La violence s’exprime. En Pologne, des mouvements ultra-radicaux sont nés pendant le mouvement Solidarność. À partir du moment où la révolte s’étend, on finit en fait par retrouver dans le mouvement toutes les composantes de la société.

JOL Press : La crise en Ukraine et celle en Thaïlande relèvent-elles de la même mécanique, des mêmes processus que les cinq révoltes que vous analysez dans votre documentaire ?
 

Cédric Tourbe : Elles relèvent selon moi exactement des mêmes mécanismes. Tout le monde est dépassé : regardez les opposants officiels en Ukraine qui font des pieds et des mains pour s’entendre avec le pouvoir et cela n’arrête rien du tout. Nous sommes passés à un seuil d’incertitude qui peut aussi bien se conclure demain que déboucher sur une guerre civile.

En même temps, les mécanismes que je décris se constatent, mais n’ont aucune valeur prédictive. Pourquoi ? Parce que dans ce type de situations, nous sommes en permanence soumis aux évènements. Il faut avoir du recul. Par ailleurs, en temps normal, lorsque vous prenez une décision, vous pouvez à peu près prédire quel type de résultat cela pourra avoir. Là, tout le monde navigue à vue, sans être certain de l’impact de ses actions et de ses décisions.

On le voit en Ukraine et en Thaïlande, avec des caractères culturels différents, même si ce sont les mêmes mécanismes. On l’a aussi vu en Turquie l’été dernier : la révolte a pris dans 200 villes, puis s’est arrêtée. Il n’y a donc aucun caractère automatique et systématique. On ne peut pas prévoir, tout simplement parce que c’est une série d’accidents, auxquels tout le monde réagit dans des directions la plupart du temps complètement inattendues.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Cédric Tourbe est réalisateur. Passionné par l’Histoire et les mécanismes du pouvoir,  il a traité avec Laurent Ducastel de la Françafrique (Foccart, l’homme qui dirigeait l’Afrique, 2010) et des premiers spin doctors français qui ont fait accéder François Mitterrand, puis Jacques Chirac à la présidence de la République (Devenir président et le rester, 2011). Il a réalisé la série documentaire Révolte, diffusée sur France 5 en janvier et février 2014. Michel Dobry, auteur de Sociologie des crises politiques a collaboré au projet en tant que conseiller scientifique.

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