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Crise ukrainienne: la diplomatie européenne a-t-elle son mot à dire?

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JOL Press : À quoi sert aujourd’hui la diplomatie européenne ?
 

Bertrand Badie : On pourrait formuler la question autrement et se demander s’il y a une diplomatie européenne. On constate en effet qu’après beaucoup d’espoirs nés au tournant du millénaire – aboutissant notamment à la création du poste de Haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère et la défense – la diplomatie européenne tend à s’esquiver.

D’une part parce qu’il n’y a pas de consensus suffisamment fort sur les options diplomatiques entre les 28 pays membres de l’UE, et d’autre part parce que le contexte international qui est le nôtre actuellement se prête mal à une vision des relations internationales qui serait communément partagée par des blocs régionaux entiers. Nous nous trouvons donc dans une impasse, et la crise ukrainienne est particulièrement pertinente pour en révéler toutes les composantes.

JOL Press : La chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, a été assez critiquée depuis sa nomination en 2009. La diplomatie européenne est-elle en manque d’un vrai chef ?
 

Bertrand Badie : On critique effectivement beaucoup Mme Ashton, et il y a des raisons de le faire, dans la mesure où elle n’a pas réussi à s’imposer dans ce poste. En même temps, il est difficile d’imaginer aujourd’hui une personnalité suffisamment providentielle et miraculeuse pour doter l’Union européenne d’une politique étrangère  acceptable par tous.

Quand on voit l’écart qu’il y a entre les options française, allemande, britannique, celles de l’Europe centrale ou orientale, sans parler de celles de certains pays méditerranéens, on peut clairement se poser la question de savoir s’il y a réellement une unité diplomatique entre tous. Il y a en effet des différences de points de vue entre les principaux États membres de l’UE mais il y a également une différence de vision sur ce qu’est l’Europe et quelle doit être sa place dans l’élaboration de la diplomatie internationale. Pour la Grande-Bretagne par exemple, la diplomatie nationale prime par principe, et celle-ci ne peut en aucun cas passer par le filtre d’une diplomatie propre à l’Europe toute entière.

C’est donc un peu la quadrature d’un cercle : sans valeurs ni orientations communes, et sans vision unie du rôle que l’Europe doit tenir dans le monde, il y a quand même peu de chance d’arriver à quelque chose de cohérent.

JOL Press : Les chefs d’État européens sont divisés sur l’attitude à adopter au sujet de la crise ukrainienne. Les États-Unis et la Russie sont-ils les seuls médiateurs possibles de cette crise ?
 

Bertrand Badie : Je ne suis pas sûr que les États-Unis et la Russie soient en position de médiation, et c’est bien là tout le problème. Si l’on analyse la crise en Ukraine, il faut voir qu’elle a plusieurs composantes qui entretiennent des divisions  profondes. L’Ukraine d’aujourd’hui ressemble un peu à l’Allemagne d’hier : la ligne qui sépare l’Est de l’Ouest ne passe plus par Berlin mais par Kiev. Il y a une ligne de fracture entre l’Ukraine orientale très proche de la Russie et l’Ukraine occidentale très proche de l’Europe, non seulement pour des raisons géographiques mais aussi économiques et historiques.

À ces aspects géopolitiques s’ajoutent des conflits politiques liés à la clanisation du pouvoir à Kiev, et qui viennent en quelque sorte affaiblir la portée et la légitimité des processus électoraux, sans compter les groupes militaires ou paramilitaires qui interviennent des deux côtés. Il y a aussi le positionnement de la Russie dans cette affaire qui n’est pas simple : la Russie a tendance à considérer l’Ukraine comme étant de sa mouvance, comme étant intégrée à l’ancien ensemble impérial russe. L’UE veut s’en démarquer mais craint en même temps d’aller trop loin dans la contestation de la Russie.

JOL Press : Les États-Unis devraient-ils, selon vous, intervenir dans cette crise ?
 

Bertrand Badie : On se gargarise depuis 1989 du mot « intervenir » sans savoir ce qu’il y a derrière et l’écheveau de complications qui s’y greffe. L’intervention part de l’idée selon laquelle on peut, de l’extérieur, régler un problème que les acteurs d’un conflit ne sont pas capables de régler chez eux. Cela a pu susciter autrefois une grande espérance, mais on perçoit aujourd’hui que l’intervention donne généralement peu de résultats positifs. Comment un État, aussi puissant soit-il, pourrait effacer tous les contentieux personnels, partisans, géographiques et culturels qui séparent les différents protagonistes de la question ukrainienne ? La question reste posée.

JOL Press : L’Union européenne a-t-elle encore aujourd’hui un poids sur la scène diplomatique internationale ?
 

Bertrand Badie : Pour avoir un poids, il faut d’abord exister. Je ne suis pas sûr que, dans quelque endroit du monde, on s’interroge aujourd’hui sur ce qu’est la position de l’Europe. On s’interroge sur ce que peut être la position de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou d’autres, mais qui aujourd’hui anticipe sur ce qu’est ou sur ce que sera l’attitude de l’Europe ? Ce manque de crédibilité diplomatique fait que la plupart des acteurs du système international, notamment ceux qui sont en guerre, ont effacé la référence à l’Europe en tant que telle.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Bertrand Badie est historien et politologue. Chercheur au Ceri de Sciences Po Paris, il a publié de nombreux ouvrages, dont Le Diplomate et l’intrus (Fayard, 2008), La diplomatie de connivence (La Découverte, 2011) et Quand l’Histoire commence (CNRS éditions, 2013).

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