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Écoutes téléphoniques en Turquie: «suites du scandale du 17 décembre»

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JOL Press : L’opposition turque a appelé le premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, à quitter le pouvoir après la révélation lundi 24 février d’une bande son l’impliquant dans un scandale de corruption. Que contient cet enregistrement ? Comment a réagi le cabinet de M. Erdoğan ?
 

Jean Marcou: En fait, il s’agit toujours des suites du « scandale du 17 décembre ». L’enregistrement téléphonique rendu public le 24 février concernerait une conversation entre le premier ministre et son fils Bilal, après la révélation du scandale, le premier demandant au second de prendre contact avec son frère Burak, son oncle Mustafa et son beau-frère Berat, afin qu’il se débarrasse de sommes d’argent détournées. Dans cet enregistrement, Recep Tayyip Erdoğan recommanderait la dispersion dans différents lieux de liquidités très importantes. Alors que l’opposition demandait sa démission, le premier ministre a réagi en dénonçant un faux découlant du complot qu’il accuse le mouvement Gülen d’ourdir contre lui.

JOL Press : Malgré les appels de l’opposition, le président turc Abdullah Gül a promulgué une loi controversée qui renforce le contrôle de l’Etat sur Internet. Que comporte cette loi ? Est-ce une nouvelle illustration de la censure à la veille des municipales et de l’élection présidentielle ?
 

Jean Marcou: Cette loi comporte surtout la possibilité pour la DIB (direction turque des télécommunications) de bloquer l’accès à un site internet avant même que la justice ne se soit prononcée pour attester du caractère illicite de ce site. Elle permet par ailleurs à cette même DIB d’accéder à des données personnelles des internautes (révélant entre autres les sites qu’ils consultent). L’opposition et de nombreuses organisations ont demandé au président de la République de ne pas promulguer cette loi. Il l’a pourtant fait en affirmant qu’il avait obtenu l’assurance que des amendements à cette loi seraient adoptés. En fait, ces mesures, prises dans le contexte d’épuration et d’atteinte à la séparation des pouvoirs qui a suivi le « scandale du 17 décembre », font craindre un encadrement de la liberté d’expression. Dans la mesure, où après les événements de Gezi, pendant l’été dernier, de nombreux journalistes licenciés se sont reportés sur la presse virtuelle, beaucoup d’experts pensent en outre que cette réglementation d’internet permettra aussi de surveiller les sites d’opposition sur le web.

JOL Press : Ce n’est pas la première fois que le gouvernement vote des lois très contraignantes sur Internet ?
 

Jean Marcou: La Turquie s’est surtout distinguée, au cours des dernières années, en interdisant un certain nombre de sites pour des raisons diverses, allant du non-respect des droits d’exclusivité des matchs de football à des accusations de séparatisme kurde, en passant par l’irrespect pour la personne d’Atatürk. Même des plateformes connues comme You-Tube ont ainsi été momentanément bloquées, parfois pendant plusieurs mois, suite à des décisions de justice intempestives.

JOL Press : Les députés turcs ont adopté, samedi 15 février, un projet de loi destiné à renforcer l’emprise du gouvernement sur les magistrats. Une mesure qui tombe à pic en plein scandale de corruption ?
 

Jean Marcou: Oui, il s’agit d’une loi qui remanie l’organisation et les compétences du HSYK (le Haut Conseil des juges et des procureurs, équivalent d’une institution comme le Conseil supérieur de la Magistrature, qui gère en France la carrière des magistrats). Ce texte intervient dans le sillage de la réaction du gouvernement après le « scandale de corruption du 17 décembre » dont la mise au jour a conduit entre autres à l’arrestation de 3 fils de ministres et de plusieurs personnalités proche du pouvoir en place. Le gouvernement a procédé notamment à plus de 6000 réaffectations dans la police et démis les procureurs de la plupart des affaires sensibles révélées depuis décembre dernier. Ce texte, comme les épurations qui l’ont précédé, permet une reprise en main du pouvoir judiciaire que le gouvernement accuse d’être noyauté par le mouvement Gülen. Il doit mettre en réalité les dirigeants de l’AKP à l’abri de la réédition de mauvaises surprises comparables à la vague d’arrestations du 17 décembre dernier.

JOL Press : Sur quoi porte le scandale politico-financier dans lequel est impliqué Recep Tayyip Erdoğan ? Pensez-vous que ce vaste scandale annonce son déclin  ?
 

Jean Marcou: Le « scandale du 17 décembre » concernerait principalement des flux de capitaux irréguliers entre la Turquie et l’Iran liés au règlement de la facture énergétique turque à la République islamique, et des pots de vin versés par des promoteurs pour échapper aux contraintes des règles de la construction. Mais d’autres accusations ont pointé par la suite : construction de villas sur des zones littorales protégées de la mer Egée, opération d’urbanisme dans des zones environnementales sensibles à Istanbul, protection d’hommes d’affaires aux antécédents sulfureux, corruption dans la gestion du port d’Izmir, subventionnement irrégulier d’association de bienfaisance… Jusqu’où Recep Tayyip Erdoğan et ses proches sont-ils impliqués dans toutes ces affaires. Il sera difficile de le savoir eu égard à l’encadrement dont le pouvoir judiciaire et la police font désormais l’objet. Mais le jaillissement de toutes ces affaires et la publication de multiples enregistrements démontrant la pratique omniprésente des écoutes téléphoniques, témoignent d’un climat délétère, qui ne peut être simplement le résultat d’un complot de procureurs, comme le prétend le gouvernement. Ce contexte révèle les failles d’un système qui gouverne la Turquie depuis plus de dix ans et qui donne incontestablement des signes de grosse fatigue.

JOL Press : Face à la multiplication de ces lois liberticides, comment a réagi l’Union Européenne?
 

Jean Marcou:  Le commissaire européen à l’élargissement, Stefan Füle, a envoyé 5 lettres à la Turquie depuis le 17 décembre, pour lui rappeler la nécessité d’observer les principes de la séparation des pouvoirs et de l’Etat de droit qu’elle s’est engagée à respecter dans le cadre de sa candidature. Lors d’une récente visite à Bruxelles, Recep Tayyip Erdoğan a du s’expliquer sur les textes liberticides et les purges conduites. Mais en fait il justifie son raidissement par la nécessité de riposter à un complot qui serait le fait d’une « structure parallèle » au sein de l’Etat (comprendre le mouvement Gülen).

JOL Press : Comment s’est constitué le mouvement très puissant de Fethullah Gülen ? Pourrait-il renverser Recep Tayyip Erdoğan aux prochaines élections ?
 

Jean Marcou: Ce mouvement s’est constitué, il y a une quinzaine d’années, autour d’un iman volontairement exilé aux Etats-Unis, qui a assis sa notoriété et sa fortune sur un réseau d’écoles turques développées à l’étranger (en particulier en Asie centrale, puis dans de nombreux pays du monde et en Turquie). Par rapport au noyau dur islamiste de l’AKP, il professe un islam d’inspiration soufie, qui se veut tolérant et ouvert. Il a cependant manifesté de la sympathie pour les thèses créationnistes. Et certains voient en lui le vecteur d’un islam modéré compatible avec la démocratie que les Etats-Unis appelleraient de leurs vœux au Moyen-Orient pour succéder aux autocraties déconsidérées. Propriétaire d’un groupe de presse influent (le groupe Zaman), pourvoyeur de bourses et d’aides diverses, le mouvement a soutenu le renouvellement des cadres en Turquie, au cours de la décennie écoulée, en peuplant certaines administrations turques (la police et la justice en particulier) de ses anciens élèves. Il est ainsi devenu l’un des principaux soutiens de l’AKP au pouvoir.

Ce sont des procureurs proches du mouvement et dotés de pouvoirs spéciaux dans des affaires touchant à la sécurité (une formule d’exception que le gouvernement veut désormais supprimer, on comprend pourquoi) qui ont engagé depuis 2007 les grands procès (Ergenekon, Balyoz…) contre les militaires, anéantissant ainsi l’emprise de l’armée sur le système politique turc. Pourtant depuis 3 ans, on a plusieurs fois pu observer des dissensions entre le parti au pouvoir et le mouvement. Ainsi, en février 2012, un procureur proche de ce dernier avait tenté d’auditionner le chef des services de renseignements turcs (Hakan Fidan, un proche de Recep Tayyip Erdoğan) et dans les semaines qui ont précédé « l’affaire du 17 décembre », le mouvement Gülen s’était vivement opposé à un projet du gouvernement visant à supprimer les classes préparatoires au concours des universités, des boîtes de bachotage qui seraient pour un tiers d’entre elles sous le contrôle de la confrérie et constitueraient donc une source de revenus non négligeable.

Recep Tayyip Erdoğan a mis le mouvement et son chef en personne, au défi de l’affronter lors des prochaines élections. Le mouvement Gülen n’est pourtant pas un parti politique et il est peu probable qu’il le devienne. Il préfère jouer la carte d’un réseau d’influence présent dans le parti majoritaire, les administrations, les médias ou la société civile. À ce titre, il peut espérer rogner l’influence électorale de l’AKP et compromettre la probable candidature de Recep Tayyip Erdoğan à la prochaine présidentielle qui aura lieu au suffrage universel, pour la première fois, en Turquie.

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Jean Marcou est professeur à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul.

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