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L’Eglise orthodoxe, une pièce essentielle du puzzle ukrainien

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JOL Press : Quelle est la position de l’Église orthodoxe au sujet des manifestations qui continuent en Ukraine ?
 

Antoine Arjakovsky : Les différents Églises ont signé un accord mi-décembre pour dire que les contestations place Maïdan à Kiev étaient légitimes, qu’il fallait que le gouvernement ukrainien engage un processus de négociation, et qu’il ne fallait pas toucher à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Toutes les Églises d’Ukraine, y compris l’Église orthodoxe ukrainienne qui dépend du patriarcat de Moscou, se sont mises d’accord sur ces trois conditions.

Cela a beaucoup irrité le patriarche Kirill de Moscou, puisque le 26 décembre dernier, il a publié un texte en disant qu’il condamnait les manifestations en Ukraine, expliquant qu’il s’agissait de manipulations venant de l’Occident, et considérant que l’Ukraine devait faire partie du monde russe et de l’union eurasiatique que prépare le président Vladimir Poutine.

Ainsi, l’Église orthodoxe ukrainienne, qui dépend du patriarcat de Moscou, a pris d’une certaine manière ses distances par rapport à Moscou. On a pu l’observer au mois de janvier, puisqu’elle a réussi à maintenir sa position de neutralité vis-à-vis des opposants. En même temps, c’est une situation fragile pour cette Église orthodoxe ukrainienne, parce qu’elle est pieds et poings liés au patriarche de Moscou.

Celui-ci a notamment des évêques qui lui sont proches en Ukraine. En janvier, le président ukrainien Ianoukovitch est même allé à la laure Saint-Antoine des Grottes, qui est un monastère important de Kiev, et il a communié avec tout son gouvernement dans cette église orthodoxe, ce qui a scandalisé beaucoup de fidèles. Mgr Paul, qui a célébré la liturgie, est très proche du patriarche russe Kirill. Il n’est pas majoritaire dans la population ukrainienne orthodoxe, mais c’est un relais direct du Kremlin.

JOL Press : Pourquoi le patriarcat de Moscou reste-t-il campé sur ses positions ?
 

Antoine Arjakovsky : Kirill est patriarche depuis cinq ans. Avant cela, il a été responsable des relations extérieures pendant une quinzaine d’années. Alors que dans les années 70 il cherchait une ouverture du côté de l’Europe et de l’Occident, progressivement, au cours des années 90, l’Occident est devenu pour lui le « danger », le lieu de la décadence. Il s’est convaincu petit à petit d’une idéologie qui consiste à dire que la Russie a un modèle de développement particulier, que la démocratie à l’occidentale ne lui convient pas, et surtout, que l’Église doit être proche de l’État.

Or ce qui se passe en Ukraine est une continuation de la sortie du communisme et un élargissement, à l’Est, de ce qui s’est passé en Pologne, en Roumanie ou en Hongrie. Cela contredit complètement son schéma qui est de considérer qu’il y a deux Europe : une Europe occidentale qui est l’Europe catholique, protestante voire sécularisée, et une autre Europe, orthodoxe avec un pouvoir autoritaire fort et un modèle de développement qui a aussi un pied en Asie.

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JOL Press : C’est donc la vision d’une Ukraine comme prolongement de la Russie…
 

Antoine Arjakovsky : L’analyse religieuse est importante pour comprendre les évènements politiques. J’insiste en particulier sur le fait qu’aujourd’hui, il faut comprendre l’Ukraine comme un sujet de droit international indépendant. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas du tout d’accord avec des personnalités comme Dominique de Villepin ou Hubert Védrine qui disent qu’il ne faut absolument pas appliquer de sanctions à l’Ukraine parce que cela pourrait gêner la Russie, et qu’il faut absolument que l’on attende le point de vue du « négociateur » des droits de l’Homme russe, Vladimir Loukine. Cela revient à ne pas prendre l’Ukraine pour ce qu’elle est, à savoir un État souverain, majeur et qui n’a pas besoin d’être vassalisé.

Le problème, c’est que l’Église orthodoxe ne soutient pas cela, elle n’a elle-même jamais accepté que l’évêque de Kiev dispose de sa propre autonomie par exemple. L’Ukraine est aujourd’hui religieusement vassale de la Russie. Or c’est paradoxal, parce qu’en réalité, c’est la Russie, ou plutôt la Moscovie au XVIème siècle, qui a reçu son « baptême » des Ukrainiens.

Au départ, l’Église orthodoxe est en effet venue de Constantinople par Kiev en 988, puis au XIVème siècle, les évêques de l’actuelle Ukraine sont partis en Moscovie. La Russie, qui dit aujourd’hui être l’Église-mère, est en réalité l’Église-fille. C’est donc elle, à bien des égards, qui empêche non seulement l’Église ukrainienne d’être autonome, mais également l’Ukraine, parce qu’il y a quand même près de 25 millions d’orthodoxes en Ukraine, c’est la principale religion.

Dans l’Église orthodoxe, il y a eu un schisme en 1991 : un évêque, Philarète Denysenko, a décidé de créer sa propre Église que l’on appelle aujourd’hui le patriarcat de Kiev, qui célèbre en ukrainien et a refusé cette tutelle russe. Moscou ne reconnaît pas cette Église, même si elle rassemble aujourd’hui en Ukraine plusieurs millions de fidèles parmi les 25 millions d’orthodoxes.

JOL Press : On a beaucoup vu, sur les images des émeutes à Kiev, la présence de prêtres orthodoxes, que ce soit dans la foule ou bénissant les corps des victimes. Quelle place occupe aujourd’hui l’Église orthodoxe en Ukraine ?
 

Antoine Arjakovsky : Il faut ici préciser que l’on a vu des prêtres de toutes les confessions : des orthodoxes, mais aussi des catholiques. Une grande majorité des prêtres et de fidèles qui sont sur Maïdan sont d’ailleurs des catholiques de rite byzantin : c’est l’Église gréco-catholique qui est la plus en pointe dans le combat pour la démocratie, au même niveau que l’Église du patriarcat de Kiev.

Ces deux Églises défendent la souveraineté nationale ukrainienne, les droits de l’homme et la dignité de chacun. Elles sont donc opposées au président Viktor Ianoukovitch et c’est la raison pour laquelle elles se sont rangées du côté des manifestants. C’est pour cela que l’on a vu tellement de prêtres sur la place et qu’il y a tant de prières sur Maïdan.

Il faut enfin rappeler qu’un grand nombre de prières œcuméniques se sont tenues sur la place. C’est un point important, parce que l’on a souvent tendance à croire qu’il n’y a pas d’œcuménisme en Ukraine et qu’il y a des tensions très fortes entre l’Est et l’Ouest. Pourtant, on a vu que les orthodoxes, les catholiques mais également les protestants, les juifs et les musulmans se sont associés sur Maïdan. Il y avait vraiment une nation toute entière réunie pour protéger les droits de l’homme et lutter contre un gouvernement corrompu.

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JOL Press : Les affrontements sur la place Maïdan ne risquent-ils pas cependant d’exacerber les fractures entre les différentes Églises ?
 

Antoine Arjakovsky : J’ai l’impression qu’au contraire, nous voyons une nation qui se rassemble. Une nation qui pendant des siècles a été divisée par ses voisins, par la Russie mais aussi par l’Autriche ou la Pologne. Forcément, en jouant les uns contre les autres, des méfiances sont ressorties. Mais depuis 20 ans, l’Ukraine est indépendante, des contacts se font.

C’est impressionnant de voir ces gens de différentes confessions, régions, âges, qui sont là alors qu’on leur tire dessus et qui ne veulent pas quitter la place, parce que ce qui les unit, c’est leur opposition à un gouvernement corrompu, leur volonté de faire partie de l’espace européen et de construire une démocratie basée sur les droits de l’homme et la justice. Pour la première fois, on sent toute une nation se rassembler au-delà de ses propres fractures.

JOL Press : Le gouvernement a-t-il fait pression sur les Églises, qui peuvent être influentes auprès de la population ?
 

Antoine Arjakovsky : Oui, on l’a vu lors de cette liturgie célébrée par Mgr Paul en janvier, à laquelle a assisté Ianoukovitch. C’était une manière pour le gouvernement de dire qu’en tant qu’orthodoxe, il avait la légitimité pour gouverner.

Cela a provoqué beaucoup de protestations. Aujourd’hui, ce genre de célébration serait impossible. Il y a d’ailleurs une pétition qui circule pour dire qu’il faut excommunier Ianoukovitch, qui n’a pas le droit de se prétendre chrétien alors qu’il a fait tirer sur la foule des manifestants.

JOL Press : Dans cette crise, les intérêts de la Russie doivent-ils être entendus pour éviter une scission de l’Ukraine ?
 

Ce qui me paraît très important de souligner, c’est qu’il faut bien considérer que l’Ukraine est un État souverain, et que l’on n’a pas besoin de l’accord de la Russie pour que la démocratie ait lieu en Ukraine. La Russie, c’est le problème, ce n’est pas la solution.

Ce n’est pas parce qu’une partie de la population est plus ukrainophone et l’autre plus russophone, ou bien qu’une partie de la population est plus orthodoxe et l’autre plus catholique, qu’il n’y a pas une nation ukrainienne, et que cette nation ukrainienne est basée sur une volonté de démocratie juste, libre et souveraine.

Bien entendu, c’est toujours mieux de prendre l’avis de ses voisins, mais si les voisins disent « la Crimée m’appartient », alors que cela n’a aucune validité historique, ce n’est pas acceptable. Il n’y a aucune raison pour que les Russes se mêlent des affaires ukrainiennes. L’Union européenne doit soutenir la démocratie ukrainienne et dire aux Russes qu’elle préfère dialoguer avec des nations démocratiques qu’avec des nations de plus en plus autoritaires.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Antoine Arjakovsky est un historien français, directeur de recherche au Collège des Bernardins et fondateur de l’Institut d’études œcuméniques de Lviv en Ukraine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Qu’est-ce que l’orthodoxie ?, Gallimard, 2013.

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