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«Viktor Ianoukovitch veut laisser pourrir le conflit»

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JOL Press : Après quelques semaines de calme relatif, comment expliquer cette nouvelle escalade des tensions à Kiev ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il me semble que le président ukrainien Viktor Ianoukovitch joue le pourrissement de la crise. Cette situation perdure depuis plusieurs semaines et retient l’attention du monde entier. Il y a eu un semblant de négociations avec l’Union européenne, qui a permis de temporiser ; mais cette négociation est instrumentalisée par le pouvoir ukrainien. L’objectif c’est de laisser pourrir le conflit, et faire en sorte que l’intérêt pour cette question ukrainienne retombe. Lorsque les conditions seront jugées propices, il reprendra la situation en main par la force.

JOL Press : Que cherche l’opposition ukrainienne ? 
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : L’opposition est dans une logique de réaction : elle réagit face aux initiatives du gouvernement ukrainien.  En 2010, il y a eu un consensus fragile en Ukraine, avec l’élection contestée de Viktor Ianoukovitch. L’Ukraine suspendait la négociation à l’OTAN – ce qui suscitait plus d’animosité de la part Russie et d’un certain nombre de forces ukrainiennes – moyennant quoi, le gouvernement ukrainien continuait à négocier avec l’UE un accord d’association.

Il y avait donc un équilibre dans le pays sur ce point. Mais cette négociation était plus une forme d’instrumentalisation avec comme objectif se tourner complètement vers la Russie. Lorsque la manœuvre a été mise au jour, peu de temps avant le sommet de Vilnius, cela a suscité une opposition spontanée dans la rue qui a dépassé les partis institués de l’opposition. C’est une logique réactive avant tout : lorsque les manifestants parlent d’Europe, cela renvoie à un ensemble d’idéaux plutôt qu’à une structure bien constituée. L’Europe renvoie à un Etat de droit, aux libertés concrètes, à la lutte contre la corruption, contre le népotisme : tout ce qui caractérise le régime autoritaire ukrainien.  

JOL Press: L’Allemagne semble avoir pris le dossier ukrainien en main. Peut-il y avoir une politique étrangère commune à l’Union Européenne ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : C’est la grande question…C’est ce qu’on appelle la politique étrangère et de sécurité commune, elle est normalement prévue dans le traité de Maastricht. Toute la difficulté est de faire maintenant converger les 28 politiques étrangères de l’UE pour faire une politique étrangère commune. Le débat est ancien. L’Union européenne, ce n’est pas les Etats-Unis d’Europe mais un Commonwealth européen qui regroupe des Etats souverains avec 28 quais d’Orsay.

L’Allemagne a pris la main dans cette affaire ces derniers jours, dans une certaine mesure. La ligne de l’Allemagne c’était la diplomatie avant tout, négocier jusqu’au bout, cherchant à se différencier des Etats-Unis qui avaient une logique plus pro-active en recommandant la mise en place de sanctions.  

JOL Press : L’Union europénne a condamné ces violences et menace de sanctions. Quelle serait selon la meilleure attitude de l’UE à adopter ? 
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : La meilleure attitude à adopter serait d’être plus ferme et que les différents gouvernements prennent conscience des enjeux géopolitiques de première importance. Derrière cette question, figure également celle du positionnement de la Russie dans les années à venir. Il y a véritablement quelque chose qui se joue au niveau de la prise de conscience : de nombreuses personnes en Europe voudraient à tout prix dédramatiser en dépit des faits, et relativisent en pensant qu’avec des ajustements réciproques on devrait trouver un terrain d’entente avec la Russie. 

JOL Press : Après cette recrudescence de violence, comment va se positionner la Russie  ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : La Russie n’est pas dans une logique réactive mais pro-active. Cela fait plusieurs années qu’elle fait tout pour empêcher que l’Ukraine se tourne vers l’Ouest et qu’elle renforce ses connexions à tous les niveaux du pouvoir ukrainien. Lorsque Viktor Ianoukovitch a préféré signer un partenariat stratégique avec la Russie cet automne plutôt qu’un partenariat avec l’Union européenne, ce n’était pas quelque chose de contingent mais le produit de toute cette politique russe. Maintenant le dispositif est en place et ils attendent que Viktor Ianoukovitch qu’il reprennent la situation en main pour sceller ce partenariat stratégique. 

Ils doivent regarder ces évènements avec une certaine prudence parce qu’ils n’avaient pas anticipé une telle réaction. Aussi bien du côté du pouvoir russe que du pouvoir ukrainien, ils ont misé sur l’apathie politique des populations.  

D’une part il y a une relative discrétion du pouvoir russe  au niveau de la diplomatie publique : ils travaillent sur d’autres plans dans la durée en profondeur. D’autre part, ils devraient prendre en compte tous les risques que cela implique de mettre en place cette volonté eurasienne, qui serait une sorte de réplique de l’Union soviétique d’autre fois. 

JOL Press : Une intervention concrète de la Russie en Ukraine n’est selon vous pas envisageable ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Je ne pense pas. Leur homme sur place est Viktor Ianoukovitch, et c’est à lui de faire le travail : il a assez d’outils de contrôle et de sécurité pour disperser l’opposition par la force s’il le veut. J’imagine mal la Russie prendre le risque d’une intervention, comme ce fut le cas en Géorgie en 2008. Ils sont plus dans une logique de procuration finalement, de connexions entre les Nomenklaturas post-soviétiques, et ils cherchent à « faire faire » plutôt que faire. 

JOL Press: Pourquoi l’Ukraine est-elle si importante pour la Russie ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : La grande priorité politique et géopolitique de Vladimir Poutine c’est l’Union eurasienne. Dans son esprit, l’Ukraine est une pièce centrale : elle doit faire partie de l’Union eurasienne. Son projet serait largement vidé de substance ou déséquilibré si l’Ukraine n’en faisait pas partie. Dans sa représentation géopolitique, l’Ukraine est le berceau historique de la nation Russe, c’est le baptême de Vladimir Le Grand en 988 : c’est quelque chose qui ne se négocie pas, et les Russes passent d’ailleurs leur temps à le répéter ! Ils considèrent que l’Ukraine est un Etat artificiel sans légitimité. Sur la durée, ils sont prêts à admettre son existence si celle-ci est amputée, et cela s’accompagne d’un contrôle indirect de la Russie.

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Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est spécialiste des questions de défense européenne, des relations Europe/Eurasie et Russie/Europe, et de politique européenne de voisinage (Est européen et Bassin méditerranéen).

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