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Blocage de Twitter: «un raidissement autoritaire de l’AKP»

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JOL Press : Recep Tayyip Erdoğan a invoqué « des raisons de sécurité » pour justifier la fermeture de Twitter… Quelles sont les vraies raisons qui l’ont poussé à prendre cette mesure ?
 

Jean Marcou : D’une part, je pense que Recep Tayyip Erdoğan est exaspéré par les réseaux sociaux qui diffusent en permanence des informations sur les affaires de corruption et notamment sur les écoutes téléphoniques qui le mettent en cause directement dans ces affaires. Le premier ministre turc est quelqu’un d’impulsif qui nous a habitués à des sautes d’humeur et à des décisions brusques.

D’autre part, en se posant  en  victime des réseaux sociaux et en osant interdire l’un des plus connus d’entre eux, il se place au cœur la campagne pour le scrutin local du 30 mars prochain et espère retirer des bénéfices électoraux d’une telle posture. C’est somme toute, une stratégie assez classique en matière politique.

JOL Press : Cette interdiction est donc pour Recep Tayyip Erdoğan une manière d’imposer sa force à quelques jours des élections municipales et à quelques mois des présidentielles ?
 

Jean Marcou : Le contexte électoral a sûrement joué un rôle dans cette affaire. Toutefois cela fait un certain temps déjà que Recep Tayyip Erdoğan critique les réseaux sociaux. Quelques jours après le début des événements de Gezi, en juin dernier, il les avait qualifiés de « menaces pour la société ».

Par la suite, il a été très impressionné par la mobilisation qui a eu raison de la présidence Morsi, en Egypte, en juillet 2013.  En y voyant un coup d’Etat, il avait déclaré à cette époque : « Dans le passé, les coups d’Etat militaires se déroulaient avec la prise de possession de la rue par l’armée, la déclaration de la loi martiale, la prise de contrôle de la radio-télévision. Aujourd’hui, le point de départ est constitué par des manifestations illégales, l’occupation de lieux symboliques, l’action des réseaux sociaux, les militaires n’entrent en lice qu’après ».

JOL Press : Qu’a suscité le blocage de Twitter dans la société turque ?
 

Jean Marcou : Des sentiments contrastés. Chez les utilisateurs habituels des réseaux sociaux, c’est un peu la stupeur et l’inquiétude, car bien que le Premier ministre ait plusieurs fois menacé les réseaux sociaux et Twitter en particulier, on ne pensait pas qu’il irait jusque là. Mais au sein d’une certaine Turquie profonde, moins adepte de ce genre de moyens de communication et prête à adhérer à la théorie du complot, la mesure peut plaire et le sentiment pourrait alors se résumer ainsi : «il l’a dit et il l’a fait !».

JOL Press : Le président turc Abdullah Gül a condamné la fermeture de Twitter. Pourrait-elle être levée ?
 

Jean Marcou : Avant de s’envoler le 23 mars pour aller assister au 3e sommet nucléaire de La Haye, le président Gül, qui est lui-même un utilisateur assidu des réseaux sociaux, en particulier de Twitter, a dit que cette interdiction n’était pas tenable et confirmé que la plate-forme de mini-blogs américaine avait envoyé des avocats en Turquie pour négocier une levée de son blocage.

Toutefois ces derniers ont déclaré qu’ils ne le feraient pas à n’importe quel prix et ils ont démenti les rumeurs qui laissaient entendre que Twitter pourrait livrer les données personnelles de certains de ses usagers en Turquie.

JOL Press : La commissaire européenne en charge des nouvelles technologies a condamné ce blocage en déclarant sur Twitter : « L’interdiction de Twitter en Turquie est sans fondement, inutile et lâche. Les Turcs et la communauté internationale verront cela comme de la censure. C’en est ». Comment a réagi la communauté internationale face à cette nouvelle mesure liberticide ?
 

Jean Marcou : Outre la déclaration de Nellie Kroes que vous citez, le Département d’Etat américain notamment a commenté, à trois reprises, l’interdiction de Twitter par la Turquie, depuis le 20 mars. Dernièrement, le blog du Département d’Etat américain a mis en garde Ankara contre la tentation de s’en prendre aux réseaux sociaux, en qualifiant ce comportement « d’autodafé du XXIe siècle ».

Les termes employés par Bruxelles et Washington sont donc sévères. Il reste que dans le contexte régional actuel, notamment celui de crise ukrainienne, des derniers développements en Crimée et de la situation syrienne cauchemardesque – le 23 mars, la Turquie a abattu un avion syrien qui avait violé son espace aérien -, les Occidentaux peuvent être aussi tentés de ménager leur allié turc…

JOL Press : Quel va être l’impact de ces mesures  dans les négociations entre la Turquie et l’Union européenne ?
 

Jean Marcou : C’est encore difficile à dire. Ce n’est pas la première fois que la Turquie se singularise par des mesures limitant l’usage d’Internet et affectant quelques grands noms de la toile. En 2010 et 2011, YouTube et la plateforme de diffusion de blogs Blogger avaient été confrontés à des interdictions générales plus ou moins longues. Mais les causes et le contexte de ces interdictions n’étaient alors pas tout à fait similaires. Elles découlaient souvent de décisions de justice intempestives, justifiées par des raisons variées, qui n’étaient pas toujours reliées au contexte politique le plus immédiat (irrespect de l’image d’Atatürk, atteinte à la turcité, voire mise en cause de l’exclusivité des retransmissions télévisées de match de football).

Or la situation d’aujourd’hui est sensiblement différente, car l’interdiction de Twitter fait suite à une série de menaces publiquement proférées par le Premier ministre, y compris dans les heures qui ont précédé la mesure prise. Celle-ci n’est donc pas le résultat de dysfonctionnements généraux de l’Etat de droit turc, mais bien l’expression de la volonté du gouvernement, et du Premier ministre en particulier, d’encadrer la liberté d’expression. Or, cela s’ajoute aux mesures récentes qu’a prises le gouvernement pour enrayer les enquêtes concernant les affaires de corruption après le « scandale du 17 décembre »…

JOL Press : Existe-t-il des moyens en Turquie pour contourner la censure de Twitter, et des autres sites fermés ?
 

Jean Marcou : Il est assez facile de passer outre une telle interdiction en usant de réseaux de contournement. La preuve en est que dans le jour qui a suivi l’interdiction, le nombre des utilisateurs de Twitter a très sensiblement augmenté en Turquie, passant de 4,5 millions à 6 millions. Toutefois, depuis, les autorités turques ont bloqué, certaines de ces voies de contournement comme par exemple, le 22 mars, Google DSN ou, le 24 mars, le service de raccourcissement de liens de Twitter.

JOL Press: A quand remonte cette restriction de la liberté d’expression qui ne cesse de s’accentuer en Turquie ? 
 

Jean Marcou : La décision d’interdiction générale de Twitter en Turquie est l’aboutissement d’un raidissement autoritaire du gouvernement de l’AKP, sans doute perceptible depuis 2011, mais qui s’est accéléré depuis les événements de Gezi.

Cette mesure fait aussi partie de la riposte orchestrée par ce gouvernement pour faire échec à la mise au jour des affaires de corruption consécutives au « scandale du 17 décembre », qui outre l’appareil policier et judiciaire, a fortement affecté la presse écrite, la télévision et Internet. Il reste que cette interdiction surprend par sa violence et son caractère dérisoire.

Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL Press

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Jean Marcou est professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul.

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