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«Depuis Gezi, les tensions n’ont jamais vraiment cessé en Turquie»

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JOL Press : La Turquie est le théâtre de violentes manifestations depuis quelques jours. La mort de Berkin Elvan a-t-elle été l’unique élément déclencheur de la contestation? Une enquête a-t-elle été ouverte ?
 

Jean Marcou : Oui, les manifestants protestent pour dénoncer la mort de cet adolescent de 15 ans, qui a été frappé en juin dernier par un tir de grenade lacrymogène et qui est mort, le 11 mars, après 269 jours de coma. Une enquête a été ouverte pour déterminer les causes de la mort de Berkin, mais elle a mal commencé, les policiers en faction aux abords de l’endroit où la grenade a frappé l’adolescent ayant déclaré ne pas se souvenir d’avoir fait usage de gaz lacrymogènes… En février 2014, les procès des responsables de la mort de deux autres manifestants de Gezi Ismail Korkmaz et Mehmet Ayvalıtaş ont fort mal commencé également et abouti d’emblée au report des audiences au mois de mai prochain… Je pense donc que ce mouvement de protestation, qui a commencé d’ailleurs avant même la mort de Berkin Elvan, lorsque sa famille a révélé la situation désespérée dans laquelle il trouvait, ne pesant plus que 16 kilos, vise avant tout à empêcher l’oubli dans un contexte où le gouvernement fait tout pour ne pas permettre l’aboutissement des enquêtes administratives et judiciaires.

JOL Press: A deux semaines du scrutin municipal, faut-il s’attendre à une nouvelle révolte antigouvernementale en Turquie, comme en juin dernier ?
 

Jean Marcou : Depuis la fin de événements de Gezi, les tensions n’ont jamais vraiment cessé en Turquie, et elles se sont périodiquement ravivées. Dès le mois de juillet dernier, la police a régulièrement interdit l’accès de Gezi à des manifestations tentant de réinvestir le fameux parc et la place Taksim, à de multiples occasions : protestations contre les poursuites judiciaires toujours pendantes contre des manifestants, mariage symbolique de deux manifestants Nuray et Özgür qui se sont connus pendant les événements,  célébration de la journée internationale de la Paix, le 1er septembre, ou de la fête nationale, le 29 octobre. De fin août à fin octobre 2013, à Ankara, par ailleurs, les étudiants de l’ODTÜ (l’Université technique du Moyen-Orient) ont conduit un mouvement très suivi pour protester contre la traversée de leur campus par une route obligeant à l’abattage de milliers d’arbres. Finalement, l’opération a été menée à bien, mais les étudiants, il y a quelques jours, ont accueilli l’ouverture de la route en question par de nouvelles manifestations. Entretemps, en septembre dernier, un jeune homme de 22 ans, Ahmet Atakan, qui participait, à Antakya dans le sud-est de la Turquie, à une manifestation de soutien aux étudiants de l’ODTÜ, est mort alors qu’il tentait d’échapper à la police. La mort d’Ahmet Atakan a provoqué immédiatement un mouvement de protestation et des affrontements avec la police, dans plusieurs villes de Turquie, dont Istanbul bien sûr. Au mois de novembre 2013, alors que Berkin Elvan était dans le coma depuis plus de 150 jours, des manifestants avaient tenté de se rassembler à Taksim pour empêcher l’oubli et développer la solidarité existante avec sa famille.

JOL Press: La révélation du scandale de corruption dans lequel est impliqué Erdogan a-t-elle été l’affaire de trop pour les Turcs ?
 

Jean Marcou :La révélation du « scandale de corruption du 17 décembre » a effectivement vu de nombreuses personnes descendre dans la rue pour dénoncer la corruption, notamment à Istanbul dans le quartier de Kadiköy et toujours aux abords de Gezi. Très récemment, le 8 mars dernier, la police a de nouveau bloqué l’accès de Gezi et de Taksim à des manifestantes qui célébraient la journée internationale des femmes. En réalité, la Turquie connaît une effervescence endémique permanente depuis l’été dernier et le moindre prétexte – violences policières, sort de manifestants poursuivis ou blessés, événements symboliques – donne lieu à des manifestations et à des affrontements avec la police. Les manifestations qui se développent depuis la mort de Berkin Elvan ont concerné 32 provinces turques au cours des dernières 48 heures. Il est difficile de dire si elles conduiront à un mouvement de l’ampleur de celui de juin dernier, mais il est sûr qu’elles s’inscrivent dans un contexte de contestation du gouvernement qui n’a jamais totalement cessé depuis l’été dernier.

JOL Press : Berkin Elvan a été érigé comme le symbole de la répression. La violence policière est-elle un fléau en Turquie ?
 

Jean Marcou : Berkin Elvan est la 8e personne décédée dans le cadre des événements de Gezi. Mais son cas illustre, peut-être plus que celui des autres, les excès de la répression policière parce qu’il s’agit de la plus jeune des victimes et que ce n’était pas un manifestant à proprement parler, mais d’un adolescent sorti pour acheter du pain. De surcroît, Berkin Elvan, comme plusieurs des victimes des évènements de Gezi, est issu d’une famille alévie, ce qui accroît encore le sentiment d’injustice, cette communauté ayant régulièrement été l’objet de répression au cours de l’histoire même récente de la Turquie.

JOL Press : Recep Tayyip Erdoğan a menacé de fermer Youtube et Facebook, après les élections municipales, le 30 mars prochain : une nouvelle illustration de l’autoritarisme du gouvernement ?
 

Jean Marcou : Oui c’est un énième propos de campagne électorale, typique de la rhétorique provocatrice du personnage et en l’occurrence destiné à montrer à quel point il tient la situation en main et à quel point il est plus que jamais déterminé à rester au pouvoir. Mais sans parler d’après les élections, pour mesurer le virage autoritaire pris ces dernières semaines par le gouvernement de l’AKP, il suffit d’observer les multiples textes très controversés adoptés à la hâte : réforme du HSYK (le Haut Conseil des Juges et des Procureurs, équivalent en Turquie du Conseil supérieur de la Magistrature en France) renforçant les pouvoirs de l’exécutif dans la désignation des magistrats ou réforme d’Internet facilitant la fermeture de sites jugés illégaux ou la communication des données personnelles des internautes.

JOL Press : Ce mouvement contestataire est le plus important qu’ait connu l’AKP depuis son arrivée au pouvoir en 2002.  Recep Tayyip Erdoğan est-il fragilisé pour les élections municipales, puis les présidentielles à venir ?
 

Jean Marcou : Recep Tayyip Erdoğan est sous pression depuis le mouvement de Gezi qu’il a fort mal négocié en juin dernier et dont il a tenté d’étouffer par la suite les tentatives de reprise en permanence. De la même façon, après « l’affaire de corruption du 17 décembre », qui a vu, entre autres trois fils de ministres arrêtés et des soupçons se porter sur son propre fils, le premier ministre a réagi de façon radicale en épurant la police, en limogeant les procureurs en charge d’affaires sensibles et en « réformant » le pouvoir judiciaire. Tout cela s’accompagne d’un recours à la théorie du complot. Les manifestants de Gezi sont ainsi accusés d’être des factieux qui ont voulu renverser le gouvernement. Ceux qui font l’objet de procédures judiciaires sont d’ailleurs poursuivis sur cette base. A cela s’ajoutent les attaques contre les réseaux sociaux et internet soupçonnés d’être le vecteur de ce complot qui serait ourdi de l’étranger. De la même manière, le gouvernement a dénoncé les accusations de corruption dont il est l’objet depuis « l’affaire du 17 décembre » comme le résultat d’un autre complot, issu cette fois de ses propres rangs puisqu’il serait l’œuvre du mouvement Gülen, qualifié désormais d’« Etat parallèle » et dont la capacité de nuire justifierait toutes les mesures récentes portant atteinte à l’Etat de droit pour sauver un gouvernement représentant la volonté nationale. On l’aura compris le leader de l’AKP joue la carte de la victimisation. Il est difficile de mesurer l’impact de cette stratégie pour l’instant. Certains instituts de sondages ont néanmoins indiqué un tassement du parti au pouvoir. Le problème est aussi qu’en l’occurrence, l’opposition (en particulier le parti kémaliste CHP) ne semble pas suffisamment tirer parti de cette situation pour remettre véritablement en question la domination de l’AKP. Il reste que les sondages ne sont pas les élections et que celles-ci peuvent réserver bien des surprises…

JOL Press : Recep Tayyip Erdoğan a annoncé qu’il se retirerait de la vie politique turque s’il perdait les élections municipales. Est-ce un scenario envisageable ?
 

Jean Marcou : On peut certes toujours rêver. Mais Recep Tayyip Erdoğan n’est pas actuellement véritablement résolu à partir. Son discours est plutôt celui d’un homme qui se voit encore au pouvoir dans 10 ans pour fêter le centenaire de la République. Le premier ministre est certes surtout focalisé actuellement sur le résultat le plus immédiat des élections locales du 30 mars prochain. Mais cela ne l’empêche pas de dévoiler des scénarios qui sont loin d’être des scénarios de départ : candidature à l’élection présidentielle après un résultat honorable (voire très honorable) aux élections locales, modification des statuts de son parti qui interdisent de faire plus de trois mandats de députés d’affilée de façon à ce qu’il puisse être candidat à sa propre succession de premier ministre pour les législatives de 2015, si pour une raison ou une autre, il ne devait pas être candidat aux élections présidentielles de 2014. En tout état de cause, les élections locales de la fin du mois, seront déterminantes parce qu’elles permettront de mesurer l’influence réelle que conserve l’AKP dans le pays et si cette influence est suffisante pour permettre au premier ministre de se présenter aux élections présidentielles avec des chances de l’emporter.

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Jean Marcou est professeur à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul.

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