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Droit international: le référendum en Crimée est-il licite?

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JOL Press : Le référendum en Crimée est-il licite ?

Muriel Ubéda-Saillard : En droit international, la sécession n’est ni interdite, ni autorisée ; elle constitue un simple «fait», comme l’est également l’Etat parce que sa naissance préexiste au droit international. En revanche, la sécession doit respecter certains principes du droit international.

Concernant l’exemple qui nous intéresse, il y a tout d’abord le principe de l’intégrité territoriale de l’Ukraine auquel ce pays a droit en tant qu’Etat souverain. Or, une région – la Crimée – veut être détachée du territoire national pour être rattachée à un autre Etat, à savoir la Russie.

Un deuxième corps de règles pose ici problème, celui qui a trait à l’interdiction du recours à la force dans les relations internationales et, plus généralement, à la non-ingérence ou non-intervention dans les affaires intérieures d’un autre Etat.

JOL Press : Dans le détail, que dit ce principe de l’intégrité territoriale ?
 

Muriel Ubéda-Saillard : Il est évident qu’une sécession de la Crimée porterait atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine : le pays serait amputé d’un peu plus de 26 000 km². Dans certains cas, une scission est considérée comme licite notamment quand, sur cette partie du territoire, s’exerce ce qu’on appelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est d’ailleurs ce que la Crimée et la Russie font valoir. Mais quand on regarde les conditions d’exercice de cette disposition, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas réunies.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est une institution juridique, consacrée notamment par la résolution 1514 (XV) votée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1960. Comme son nom l’indique, cette «Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux» – également appelée «Charte de la décolonisation» – a d’abord bénéficié aux colonies.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes peut être revendiqué par tous les peuples soumis à une subjugation ou une domination. Or, à ma connaissance, l’Ukraine ne viole pas de manière flagrante et massive les droits de l’homme de la population de Crimée. Le droit à l’autodétermination externe – c’est-à-dire le droit du peuple à revendiquer son indépendance par rapport au pouvoir central – ne fonctionne donc pas dans ce cas.

En revanche, le droit à l’autodétermination interne – c’est-à-dire le droit du peuple de Crimée d’élire ses représentants et de peser sur la destinée politique de son territoire – joue à plein puisque la Crimée bénéficie d’une forte autonomie régionale : le peuple de Crimée n’est pas privé de son droit de s’exprimer au sein de l’Etat ukrainien.

JOL Press : Quid du phénomène de sécession au regard de l’interdiction du recours à la force ?

Muriel Ubéda-Saillard : Le non recours à la force est un principe posé par l’article 2, paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies de 1945. C’est la pierre angulaire du système de sécurité collective. Plus largement, les Etats n’ont pas le droit de s’immiscer dans les affaires intérieures d’autres Etats – sans qu’il soit question de recourir à la force.

Or, ce phénomène de sécession de la Crimée doit être interprété au regard des intérêts stratégiques de la Russie, qui a très vite apporté son «soutien militaire» à ses minorités, comme elle l’avait fait avec l’Ossétie du Sud (en Géorgie) en 2008.

Les autorités russes semblent justifier cette intervention par la responsabilité de protéger, qui est une sorte de devoir d’ingérence moderne. L’idée est de dire : «Nous avons de fortes minorités russes en Crimée, ces minorités sont opprimées par le pouvoir central ukrainien, donc nous intervenons pour les protéger».

Mais, en réalité, la responsabilité de protéger ne peut être invoquée que s’il existe des crimes graves commis sur le territoire (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide) d’une part, et que l’Etat entend secourir la population civile dans son ensemble, et non les membres de sa seule minorité (puisque les droits de l’homme sont universels) d’autre part. A ma connaissance, ces deux conditions ne sont pas remplies, et par conséquent l’argument de la Russie semble doublement fallacieux.

JOL Press : La Russie a aussi avancé l’argument selon lequel le pouvoir ukrainien avait donné son feu vert à cette intervention militaire.
 

Muriel Ubéda-Saillard : En fait de pouvoir, il s’agissait de l’ex-président Viktor Ianoukovitch. Il aurait demandé à la Russie d’intervenir parce que son pays était au bord de la guerre civile. Là encore, l’argument ne convainc pas en droit international pour plusieurs raisons.

D’une part, Ianoukovitch est un chef d’Etat déchu, il n’est plus le représentant officiel de l’Ukraine. D’autre part, cette invitation de Ianoukovitch a été relayée par la Crimée qui n’est qu’une région de l’Ukraine, ce n’est pas l’Etat ukrainien, qui seul a le pouvoir de solliciter une intervention étrangère sur son territoire. Et encore une fois, une telle intervention devrait être justifiée au regard des circonstances locales et respecter le droit international.

Tout va maintenant dépendre de l’interprétation que la communauté internationale va faire de ce référendum. Va-t-on laisser une situation de fait s’installer comme ce fut le cas pour l’Ossétie du Sud ? Moscou a récemment mis son veto à un projet de résolution dénonçant la référendum en Crimée, tandis que la Chine s’est abstenue. La Russie va-t-elle être mise au ban ? Ce sont évidemment des questions politiques de rapports de forces qui sortent du champ strict du droit international.

Propos recueillis par Marie Slavicek pour JOL Press

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Muriel Ubéda-Saillard est docteur en droit et maître de conférences à l’université Paris Ouest Nanterre-La Défense.

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