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La Russie face à l’Occident: le Kremlin est-il en train de prendre sa revanche?

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JOL Press : Les États-Unis et l’Europe ont convenu hier de travailler ensemble sur de nouvelles sanctions économiques contre la Russie. Que risque Moscou si de nouvelles sanctions sont prises à son encontre ?
 

Isabelle Facon : Je ne sais pas si ces sanctions vont être véritablement prises. Les pays occidentaux parlent de les prendre si la Russie continue à aggraver la situation, si les moyens diplomatiques ne sont pas adoptés pour désamorcer la situation, si la Russie ne change pas de cap, etc. Le cadre reste assez flou pour décrire le contexte dans lequel de nouvelles sanctions pourraient être prises. Néanmoins, le fait de manifester qu’il y a une vraie coordination entre Européens et Américains est un signal fort pour Moscou.

JOL Press : L’Europe ne prend-elle pas un gros risque à punir Moscou, car un certain nombre de partenariats établis entre eux, notamment sur le gaz, pourraient ainsi être remis en cause ?
 

Isabelle Facon : C’est un peu le problème de ces sanctions économiques, au-delà du débat que l’on peut avoir sur leur efficacité relative. Les économies sont effectivement devenues interdépendantes entre l’Union européenne et la Russie – elle est le 3ème partenaire commercial de l’UE. Pour Londres ce serait en effet dommageable si l’UE décidait de « taper » sur les oligarques russes qui ont massivement investi la City. Beaucoup d’investisseurs allemands ou français s’inquiètent aussi sur l’avenir de leurs projets en cours en Russie. Pour l’instant, les pays européens se renvoient la balle et cela explique en partie la lenteur de l’adoption de sanctions économiques, car certains pensent également qu’il ne faut pas braquer Moscou.

JOL Press : Après l’annexion de la Crimée, quelle stratégie pourrait adopter la Russie dans l’espace post-soviétique ?
 

Isabelle Facon : J’espère ne pas me tromper, mais je pense que la Crimée était un cas à part. Il y avait bien sûr un aspect historique concernant ce territoire, mais il y a surtout un aspect stratégique : pour la Russie, c’est un accès essentiel aux mers chaudes et au reste de l’océan mondial. On a vu que la flotte russe basée à Sébastopol s’est beaucoup mobilisée dans le contexte de la crise en Syrie, avec une forte démonstration de présence des navires russes, venant de la Mer noire, en Méditerranée. La Russie craignait que cet accès à Sébastopol ne lui soit fermé par le nouveau gouvernement ukrainien, donc elle a voulu consolider les choses une bonne fois pour toutes.

C’est aussi pour la Russie une manière de donner corps à la menace de l’emploi de la force militaire sur le territoire ukrainien, comme cela a été demandé par Poutine au Conseil de la Fédération le 1er mars dernier. À travers l’opération en Crimée, le président russe a voulu passer le message aux Européens et aux nouveaux dirigeants ukrainiens que cela était une possibilité. Mais je ne pense pas que la Russie ait le projet d’aller plus loin sur le territoire de l’Ukraine ou de l’ancien espace soviétique, par exemple en Moldavie. En revanche, cette annexion de la Crimée peut également être un signal fort à l’attention d’autres pays de l’ex-URSS qui voudraient se rapprocher des structures euro-atlantiques.

JOL Press : Quelle vision les Russes ont-ils de l’Occident aujourd’hui ?

Isabelle Facon : Ce qui se passe aujourd’hui est en fait un peu un symptôme de la dégradation progressive des relations entre la Russie et l’Occident. Un des tournants a été en 2003 et 2004 lors des « révolutions de couleurs » en Géorgie et en Ukraine. Ce que les Russes ont surtout retenu de ces révolutions, c’est qu’il y a eu un rôle d’ONG occidentales pour consolider les mouvements et les organiser. La Russie analyse surtout ces révolutions à travers ce prisme. Pour les Russes, qui avaient aidé Bush après le 11 septembre 2001 et qui avaient proposé, lors de l’arrivée de Poutine à la présidence, de renforcer les coopérations avec l’Europe, ces révolutions ont vraiment été un tournant. La Russie a considéré qu’elle ne pouvait plus faire confiance aux pays occidentaux qui, selon Poutine, n’avaient qu’une seule idée en tête : miner les intérêts de la Russie dans son proche voisinage, dans sa sphère d’influence.

Là-dessus se sont rajoutées la crise bancaire aux États-Unis et la crise des économies européennes, qui ont amené la Russie à développer tout un discours sur la faiblesse politique, économique et morale du monde occidental, et le déclin relatif de l’influence occidentale dans les affaires du monde. En parallèle, on a vu la Russie mettre beaucoup plus en avant les BRICS ou le G20 que le G8. Elle veut désormais s’inscrire dans un monde plus équilibré où toutes les puissances ont leur mot à dire : pas seulement les puissances occidentales, mais aussi les puissances émergentes. La Russie veut montrer au reste du monde qu’il y a un nouveau rapport de force sur la scène internationale et veut prendre une sorte de revanche sur les années 90 où elle estime que l’Occident, qui à l’époque était beaucoup plus solide, lui a fait « avaler des couleuvres » (élargissement de l’OTAN, guerre au Kosovo etc.).

JOL Press : Que cherche Barack Obama lorsqu’il appelle, depuis Bruxelles, les jeunes Européens à se mobiliser pour défendre leurs idéaux menacés selon lui par l’attitude de la Russie ? Et lorsqu’il se dit prêt à aider l’Ukraine et à autoriser les exportations de gaz américain vers l’Europe ?
 

Isabelle Facon : Obama est un peu obligé de tenir des grands discours à forte portée politique et symbolique et à se manifester sur cette crise, notamment parce qu’il a perçu que les Européens avaient un peu de mal à trouver leurs réponses face à une Russie qui semble assez peu flexible et assez peu influençable. Les Européens sont aussi assez divisés sur les discours communs de condamnation de la Russie et sur la nature des nouvelles autorités ukrainiennes.

Obama se sent donc obligé d’être présent, d’autant plus que Poutine le défie en quelque sorte, et il doit donc tenir des propos un peu musclés, même si rien ne laisse entendre qu’il compte aller très loin : pour l’instant je ne l’ai pas entendu dire qu’il allait entreprendre quoi que ce soit pour rendre la Crimée à l’Ukraine. Il y a donc beaucoup de démonstration, de présence, d’accompagnement. Il s’agit de dire que les Etats-Unis s’intéressent toujours à l’Europe, car il y avait encore des forts doutes sur cet aspect il y a quelques semaines. Jusqu’à un passé récent, ce que voyaient les Européens, c’est que les Etats-Unis, occupés par leur tournant vers l’Asie pacifique et par les questions moyen-orientales, se désinvestissaient de l’Europe. Aujourd’hui, Obama se doit de montrer que les Etats-Unis sont présents en Europe et cela nécessite, au minimum, des discours de cette nature.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Isabelle Facon est maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes. Elle a consacré de nombreux travaux à la politique étrangère de la Russie. Elle est également maître de conférences à l’Ecole polytechnique (séminaire sur l’Eurasie) et enseigne à l’Institut Catholique de Paris.

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