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Le Maréchal al-Sissi, militaire effacé, prochain Président d’Égypte

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JOL Press : On présente souvent le Maréchal al-Sissi comme quelqu’un d’assez effacé… Qui est-il exactement ?
 

Marc Lavergne : Il est un peu falot. Il n’y a pas grand-chose à en dire, ni de hauts faits d’armes à noter. Au sortir de la Révolution, il n’était d’ailleurs pas une figure de proue : cette place était occupée par le Maréchal Tantawi, alors ministre inamovible de la Défense, en poste depuis 20 ans et ami d’Hosni Moubarak. C’est justement pour éliminer Tantawi qu’al-Sissi a été promu. Néanmoins, il était loin d’être le numéro deux de l’armée !

Il a été suffisamment sourd, effacé, discret pour acquérir la confiance de Mohammed Morsi, qui a eu la naïveté de le promouvoir ministre de la Défense.

Ce côté effacé est d’ailleurs typiquement égyptien : c’était déjà le cas de Moubarak. On ne pensait pas qu’il pouvait devenir un jour président, n’ayant eu jusqu’alors aucun rôle officiel. Anouar el-Sadate était, lui aussi, considéré comme un homme sans charisme et sans aspérités, surtout en comparaison de son prédécesseur Nasser.

JOL Press : Comment expliquer ces trajectoires fulgurantes pour des militaires que vous dites dénués de charisme ?
 

Marc Lavergne : Abdel Fattah al-Sissi est en effet originaire de la petite bourgeoisie de province, très conservatrice et conformiste. Il a fait l’école militaire par défaut, parce qu’elle est accessible aux jeunes de ces milieux-là, contrairement aux grandes universités payantes, égyptiennes ou étrangères. Il a gravi les échelons sans faire de bruit, et n’a aucune compétence particulière : ni militaire (il n’a jamais pris part à une bataille) ni technique (il n’a pas été dans l’aviation ou le génie civil). Il n’a donc aucune compétence pour gérer une administration ou une économie, et a fortiori encore moins pour gérer une société entière.

Mais, dans l’armée égyptienne, il vaut mieux, justement, ne pas trop se faire voir, sans quoi les têtes tombent facilement. De plus, la fadeur des personnalités est une composante sociale égyptienne, en ce que cette société ne permet pas le développement de la personnalité. On doit se fondre dans la masse, et comme c’était déjà le cas au temps des Pharaons ! Tout le monde courbe la tête par peur du pouvoir.

JOL Press : Vous décrivez un personnage presque anodin… Pourtant, il semble jouir d’une popularité assez forte aujourd’hui. Sur quoi se fonde-t-elle ?
 

Marc Lavergne : Attention à ne pas se méprendre. Al-Sissi est une sorte de Pinochet – quoique ce dernier fût d’une origine un peu supérieure –, un dictateur issu du peuple. Ce qui n’en fait pas pour autant un dictateur populaire ! Lui se targue de cette popularité, alors qu’il contrôle tous les médias et orchestre une propagande en sa faveur. Il fait régner l’ordre par la terreur, et n’a pas hésité à faire tirer l’armée sur la foule.

Peut-être aussi qu’il répond, dans un premier temps, à une demande de machisme des Égyptiens. Comme toute société arabe – ou méditerranéenne d’ailleurs -, l’Égypte est une société patriarcale. La révolution a fait tomber certains « pères », mais en a fait émerger d’autres.

Néanmoins, je pense qu’il se fourvoie sur cette analyse. Il y a un changement profond et majoritaire dans la société égyptienne, qui est cette lassitude vis-à-vis de la figure patriarcale, ou du moins des « pères » qui n’ont rien dans les mains. Al Sissi a une apparence de virilité, sous laquelle il masque une absence de projet par une attitude ferme et sans scrupules.

JOL Press : Le Maréchal al-Sissi ne surfe-t-il pas sur des exaltations nationalistes, qui rappellent parfois Nasser, et le présentent comme l’homme dont l’Égypte aurait besoin aujourd’hui ?
 

Marc Lavergne : C’est en tout cas ce qu’il souhaiterait. Il se rêve en une incarnation de la figure du Duce, du Kaiser. En réalité il ne fait que chausser des bottes qui sont trop grandes pour lui. Nasser avait déjà quelques œuvres accomplies derrière lui lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il avait en outre un programme, qu’il a mis en œuvre, composé de réformes agraires, de nationalisations (notamment celle du Canal de Suez), et un discours international respecté dans le monde entier. Il a soutenu les Algériens, avait un projet de dignité arabe qui avait de l’envergure.

Nasser a dynamisé un peuple totalement engoncé sous le régime de Farouk, qui cultivait son jardin sans lever la tête. Il a donné une vraie dignité à l’Égypte.

Le Maréchal al-Sissi tente, 50 ans après, d’imiter Nasser, mais avec des idées radicalement opposées. Son projet est simplement d’écraser toute contestation et de faire revenir l’Égypte à la case départ, ce qui est évidemment impossible. Il a réussi à manipuler ce peuple à la fois crédule et immature politiquement.

Il est de la trempe de ces personnages de second plan qui, à un moment opportun, jouent leurs atouts. Al-Sissi a habilement joué les siens, à un moment où Morsi était déstabilisé par ses échecs…

JOL Press : Le plus grand atout d’al-Sissi n’est-il pas justement d’avoir trahi Morsi, et d’exploiter aujourd’hui cette rancœur des Frères musulmans à son endroit ?
 

Marc Lavergne : Sa première victoire est d’avoir entraîné l’armée derrière lui. Mais son plus grand atout est de connaître le peuple, dont il est issu. Pas le peuple miséreux, mais une classe moyenne de fonctionnaires en difficultés. Ceux qui ont du mal à finir non pas le mois, mais la semaine…

Outre ces atouts, Abdel Fattah al-Sissi bénéficie d’une conjoncture, qu’il a créée, qui fait de lui le prochain Président Égyptien : il n’y a personne en face de lui.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

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Marc Lavergne est directeur de recherche au CNRS et chercheur au GREMMO (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). Il est spécialiste du Soudan, de la Corne de l’Afrique, de l’Egypte et du monde arabe.

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