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L’Égypte est-elle faite pour être dirigée par des militaires?

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JOL Press : Avec l’élection probable du Maréchal Abdel Fattah al-Sissi, l’Égypte s’apprête à être à nouveau dirigée par un militaire. Pourquoi la vie politique égyptienne ne parvient-elle pas à se désolidariser de l’armée ?
 

Marc Lavergne : Je crois que les militaires ont une légitimité qui a fonctionné, depuis 1952 jusqu’à Hosni Moubarak. L’armée parait désintéressée, garante des seuls intérêts de la nation.

De fait, la crédibilité de l’armée est assez logique, puisqu’elle est censée défendre le territoire égyptien contre les attaques extérieures. Le conflit avec Israël a donc été instrumentalisé, jusqu’aux accords de paix, voire après.

De plus, l’armée s’est constituée en caste  autonome, à la fois détentrice du pouvoir et lui échappant. Elle est aujourd’hui un mécanisme d’ascension sociale, avec cette idée que tout le monde peut devenir maréchal ; ascension qui ne fonctionne pas dans le monde universitaire ou celui des affaires. Ce constat social est d’ailleurs valable pour les autres pays de la région. Enfin, les forces civiles n’ont pas pu démanteler le poids de l’armée, simplement parce que personne ne le voulait !

JOL Press : Les Égyptiens manquent-ils de maturité sociétale ou politique pour accepter un régime politique autre que militaire, sur le long terme ?
 

Marc Lavergne : Cette absence de maturité est criante en Égypte. Elle est liée au fait que l’Égypte se sait le plus vieux pays du monde en tant qu’État-Nation, et garde ainsi un sentiment de supériorité vis-à-vis des autres. Qui dit supériorité dit désintérêt envers les autres, qui eux ne sont pas structurés depuis 7000 ans. Le paradoxe égyptien est semblable à celui de la Chine : le fort sentiment national est étouffé par un sédentarisme qui les empêche de s’étendre, de faire des conquêtes.

L’Égypte est une société de paysans qui ne regardent que leurs champs. L’hérédité, le sang ne comptent pas. Les Égyptiens – comme tous les paysans du monde – s’intéressent à leur pré carré. Ils sont individualistes et matérialistes. Ils sont en guerre contre leur voisin pour le bornage du champ, le partage de l’eau… Manger est l’obsession de l’Égyptien, riche comme pauvre. Les Arabes se moquent d’eux pour cette vision matérialiste du bonheur. Néanmoins, malgré ce matérialisme, ils restent très religieux.

JOL Press : L’armée est-elle influencée par des factions religieuses telles que les Frères musulmans, pourtant écartés depuis la destitution de Mohammed Morsi ?
 

Marc Lavergne : L’un n’influence pas l’autre, ils sont sortis du même terreau. C’est le même monde et la même façon de penser. De toute façon, les Égyptiens sont très musulmans : il est impossible de voir un copte accéder à une fonction à haute responsabilité dans l’armée. Le blocage est d’ailleurs plus psychologique que théologique, à mon sens. Les militaires sont aussi religieux que les Frères musulmans, qui eux sont aussi laïcs que les militaires.

Les Frères musulmans sont des hommes de la rue en Égypte, des Monsieur-tout-le-monde. Ce ne sont pas des terroristes hirsutes et barbus, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent. Ils sont docteurs, ingénieurs, architectes… Les Frères musulmans sont souvent des patrons, instruits et qualifiés, qui sont allés faire des affaires dans le Golfe. Après s’être ré-islamisés et radicalisés, ils reviennent en Égypte, enrichis, et ouvrent des entreprises. L’Islam est une religion de commerçants, ce qui correspond aussi à l’ADN égyptien.

Seule la vision politique de l’État oppose militaires et Frères musulmans. Ces derniers sont fondamentalement contre l’État, lui préférant la communauté des croyants, voulue par Dieu. A contrario, les militaires sont favorables à l’État : il leur accorde salaire, privilèges, exonération de droits de douanes… Aidés dans leur gestion commerciale par l’État, ils ne jouent pas avec les mêmes règles de compétition, ce qui énerve les Frères musulmans. 

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

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Marc Lavergne est directeur de recherche au CNRS et chercheur au GREMMO (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). Il est spécialiste du Soudan, de la Corne de l’Afrique, de l’Egypte et du monde arabe.

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