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Les insurgés sunnites prennent le contrôle d’une partie de l’ouest du pays

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Deux ans après le retrait complet des troupes américaines, l’Irak atteint un niveau de violence inégalé depuis 2008.

Fin décembre dernier, les forces de sécurité irakiennes démantellaient près de Ramadi – la capitale de la province – un point de ralliement d’opposants sunnites au régime chiite de Nouri Al-Maliki. Ce sera l’étincelle qui mettra le feu au poudre.

Depuis, à Ramadi et à Fallouja – deuxième ville de la province – les extrémistes sunnites de toutes obédiences, alliés de circonstance, affrontent les forces armées du gouvernement. Plus de trois cents personnes ont péri dans les violences pour le seul mois de février.

S’ils appartiennent à des mouvances différentes, les insurgés sunnites partagent toutefois une conviction: il faut défaire l’Irak communautaire.

Explications avec Myriam Benraad, spécialiste de l’Irak associée au CERI et à l’IREMAM et analyste sur le Moyen-Orient au bureau parisien du Conseil européen sur les relations internationales (ECFR).

 

JOL Press : Qui se bat à Al-Anbar ? Le Comité des oulémas musulmans, Al-Qaïda, l’État islamique d’Irak et du Levant (EIIL)… Pouvez-vous nous les présenter ? Quelles sont leurs différentes motivations ?
 

Myriam Benraad : Les acteurs de l’insurrection armée irakienne sont, depuis le renversement du régime de Saddam Hussein au printemps 2003, multiples mais essentiellement sunnites. S’il est difficile de classifier ces acteurs de manière statique, certaines distinctions peuvent être établies.

Une première frange, d’obédience islamo-nationaliste, combat pour un retour à l’unité de l’Irak, considérée comme ayant été fondamentalement remise en cause par l’occupation militaire américaine et son projet politique de nature communautaire, soutenu par ses alliés chiites et kurdes. Cette frange est soutenue par des formations politico-religieuses à l’instar du Comité des oulémas musulmans et ses représentants, qui se revendiquent d’être à l’avant-garde de la résistance contre les tentatives étrangères et intérieures d’une partition irakienne.

Une deuxième frange, plus radicale cette fois, inscrit la lutte armée dans une perspective salafiste-jihadiste avec pour objectif de mettre à bas l’ensemble du legs politique laissé derrière eux par les États-Unis et de restaurer le califat historique au-delà des frontières du pays. Depuis 2006, cette frange est incarnée au premier plan par l’État islamique d’Irak – rebaptisé en avril 2013 État islamique d’Irak et du Levant.

Enfin, les tribus locales forment une troisième frange, qui combat tantôt du côté des insurgés nationalistes, tantôt du côté des salafistes, tantôt du côté du gouvernement et de l’armée et des forces de sécurité qui lui sont liées.

JOL Press : L’État islamique d’Irak et du Levant est présent à Fallouja, Ramadi et… Raqqa, à l’est de la Syrie. L’EIIL peut-il restaurer le califat islamique, l’émirat sunnite qu’il appelle de ses vœux dans la région qui s’étend aujourd’hui de l’ouest de Bagdad à Alep ?
 

Myriam Benraad : C’est l’objectif dont se réclame le groupe depuis l’annonce de la création de son « État » en octobre 2006. L’État islamique d’Irak s’est tout d’abord réclamé d’avoir réuni sous sa coupe les provinces sunnites d’Irak, pour leur offrir un projet confessionnel et politique indépendant, sécessionniste, ce qui lui a valu l’opposition des forces politiques et insurgés nationalistes, à l’instar du Comité des oulémas musulmans et de l’Armée islamique d’Irak, entre autres.

L’État islamique a désormais fait cause commune avec ses frères d’armes syriens et proclamé, en avril 2013 (date symbolique puisqu’il s’agit de l’anniversaire des dix ans du renversement du régime baasiste irakien, que les salafistes considéraient comme impie), un nouvel État islamique d’Irak et du Levant, prélude à la restauration du califat sunnite à l’échelle de l’ensemble du monde musulman et au-delà des frontières nationales.

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JOL Press : Les différents combattants à Al-Anbar sont-ils soutenus par la population ? 
 

Myriam Benraad : On observe une radicalisation très claire des populations civiles sunnites dans l’ouest irakien. Celles-ci ont payé un lourd tribut à l’occupation étrangère et se trouvent marginalisées depuis 2003, sur un plan triplement politique, social et économique.

Leur ressentiment s’est traduit à partir de décembre 2012 par un vaste mouvement de protestation suite à l’arrestation des gardes du corps du ministre sunnite des Finances, Rafi al-Issawi, qui a démissionné ensuite. Un an auparavant, l’actuel Premier ministre Nouri al-Maliki, chiite, lançait un mandat d’arrêt contre le vice-président sunnite Tarek al-Hachemi, condamné à mort par contumace en septembre 2012 et qui a trouvé successivement refuge au Kurdistan, au Qatar puis en Turquie.

Outre des réformes économiques pour traiter la question du chômage, massif dans l’ensemble du pays et plus particulièrement dans la province d’Al-Anbar, les sunnites exigent la fin de la mesure de débaasification (qui depuis 2003 les a frappés au premier plan du fait de leur association courante aux structures de l’ancien régime), la fin des bavures des forces de sécurité et de l’armée à leur encontre, et la libération de centaines de prisonniers, y compris des femmes, souvent arrêtés et détenus sans motif légitime.

JOL Press : Nouri al-Maliki a récemment accusé l’Arabie saoudite et le Qatar d’armer les rebelles sunnites à Al-Anbar. De leurs côtés, les États du Golfe dénoncent le rapprochement entre Al-Maliki et l’Iran. Qui reçoit l’aide de qui ? 
 

Myriam Benraad : On assiste depuis plusieurs années à une confessionnalisation d’ensemble des lignes de faille au Moyen-Orient, autour d’un axe chiite sous tutelle iranienne (Irak, Syrie, Liban, minorités du Golfe) qui fait face à un croissant sunnite dont les acteurs (Arabie saoudite, Qatar, Turquie, mais aussi Jordanie et Égypte) acceptent mal l’ascension politique des partis chiites à travers la région.

Depuis la guerre d’Irak, Téhéran arme les milices chiites irakiennes et finance un certain nombre de structures et d’activités religieuses, éducatives et caritatives dans le pays. Les pétromonarchies du Golfe et régimes sunnites ont quant à eux pris fait et cause pour la cause des sunnites irakiens, qu’ils arment et financent également, notamment la mouvance salafiste.

Les dernières déclarations d’Al-Maliki – proche de l’Iran depuis ses années de militantisme dans l’ancienne opposition irakienne en exil, au sein du parti conservateur chiite Dawa plus exactement – ne vont clairement pas dans le sens d’une quelconque accalmie de ces tensions régionales et confessionnelles. Elles tendent, au contraire, à les exacerber.

JOL Press : Pourquoi le gouvernement ne lance-t-il pas une offensive sur Fallouja ? Par peur de répéter l’échec américain de 2004 ?
 

Myriam Benraad : La peur d’une répétition du fiasco militaire de Fallouja – les deux sièges américains de 2004 restent les plus violents de toute la période d’occupation et n’ont aucunement permis aux États-Unis de se désembourber du théâtre irakien – joue évidemment un rôle.

De plus, Al-Maliki semble commencer à prendre conscience que l’option du tout militaire et du tout répressif, dont il a usé à maintes reprises depuis son investiture en 2006 (répression de l’Armée du Mahdi sadriste à Bassora et des insurgés et tribus sunnites à Diyala en 2008 ; des manifestations populaires de 2011 ; de la contestation sunnite depuis 2012), ne peut se substituer à un dialogue nécessaire avec les sunnites, surtout à l’horizon des prochaines élections législatives toujours officiellement fixées au 30 avril 2014, et dans le cadre desquelles Al-Maliki veut s’assurer le soutien du plus grand nombre pour assurer sa reconduction à la tête de l’exécutif.

JOL Press : Les combats peuvent-ils s’étendre au-delà d’Al-Anbar ? 
 

Myriam Benraad : Ces combats se sont de facto déjà étendus à Bagdad et aux provinces sunnites du nord du pays où se sont multipliés les incidents violents au cours des derniers mois et semaines (assassinats et attaques armées).

La même dynamique s’était produite sous l’occupation, à travers une contagion graduelle de l’insurrection armée sunnite, initialement concentrée dans le sanctuaire d’Al-Anbar, aux autres provinces du pays.

JOL Press : Quelles peuvent être les conséquences des déplacements qui commencent à devenir massifs des populations fuyant les violences ?
 

Myriam Benraad : Ces déplacements sont massifs depuis 2003, à la fois en termes de déplacés internes et de flots de réfugiés à l’extérieur de l’Irak.

Ces mouvements de populations ont reconfiguré le territoire irakien tout entier, autour d’une communautarisation de l’espace et de la réduction des zones de mixité – dans la capitale Bagdad et dans le sud du pays plus particulièrement, mais aussi dans le Nord et les territoires disputés (la ville pétrolifère de Kirkouk notamment).

JOL Press : Est-il à craindre que les insurgés ne s’en servent comme couverture et en profitent pour s’infiltrer ?
 

Myriam Benraad : C’est un phénomène que l’on observe aussi depuis plusieurs années. Les insurgés, dont l’ancien émir d’Al-Qaïda en Irak, le jihadiste jordanien Mousab al-Zarqawi, mort dans un raid américain en juin 2006, s’étaient ainsi infiltrés dans les couloirs humanitaires prévus pour l’évacuation des populations civiles lors des sièges de Fallouja de 2004.

JOL Press : Les États-Unis ont annoncé l’envoi prochain de drones et d’hélicoptères aux forces de sécurité irakiennes. Pourraient-ils être amenés à intervenir plus encore ?
 

Myriam Benraad : Les relations irako-américaines restent très complexes, pour des raisons évidentes, liées à la période d’occupation. Mais alors que le gouvernement irakien avait refusé en 2011 l’offre de Washington d’une extension de sa présence dans le pays à l’issue du retrait sous la forme d’un soutien à l’armée et aux forces de sécurité, Bagdad demande aujourd’hui une aide américaine accrue du fait de l’accroissement des violences et des menaces grandissantes contre Al-Maliki et son emprise sur le pays.

Ainsi, en novembre 2013, le Premier ministre et ses conseillers se rendaient à Washington pour demander un soutien militaire accru des Américains, prenant la forme de livraisons d’armes supplémentaires, y compris des drones, des hélicoptères et des avions de chasse.

Malgré les réserves d’une partie du Congrès, dont les membres craignent que ces armes soient utilisées par Bagdad pour soutenir l’action iranienne en Syrie, dont certaines milices irakiennes parties combattre aux côtés du régime de Bachar al-Assad, les États-Unis sont à présent dans une logique de soutien militaire croissant de l’Irak, qu’ils ne souhaitent pas perdre comme partenaire stratégique et pilier de la sécurité régionale.

JOL Press : Quelles conséquences peuvent avoir les violences à Al-Anbar sur les élections du 30 avril prochain ? 
 

Myriam Benraad : Pour le moment, les élections sont toujours officiellement maintenues mais les événements des prochaines semaines pourraient changer la donne. Il n’est pas certain, par exemple, que le scrutin prenne place dans les provinces sunnites où se concentrent les affrontements actuels entre forces armées gouvernementales et protestataires et insurgés sunnites.

Soit les élections dans ces provinces sont reportées sur décision du gouvernement -comme cela a été le cas par le passé, y compris lors des élections provinciales de 2013 -, soit elles sont maintenues.

Mais il est probable que peu de sunnites y prennent part, tantôt par désenchantement face à la situation d’ensemble dans laquelle se trouve l’Irak, tantôt par sentiment de colère face à leur exclusion et par volonté de boycotter une transition politique et un appareil d’État qu’ils ne reconnaissent pas comme représentatifs et donc légitimes.

On assisterait alors à une réplique du scénario de 2004 lorsque les sunnites avaient boycotté les premières élections de l’après-Baas en janvier 2005.

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press.

 

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