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«Otage économique»: un entrepreneur français dans les geôles qataries

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En vertu du système de « kafala », les étrangers travaillant au Qatar doivent être « sponsorisés » par un « kafile », une sorte de tuteur – tout Qatari peut l’être. Si, en théorie, cette procédure vise à prévenir l’entrée dans le pays d’étrangers sans-papiers, dans les faits, elle octroie surtout au sponsor tous les droits sur son salarié.

Ce dernier doit lui remettre son passeport – la carte de travail fait office de papier d’identité -, n’a aucun droit syndical, et ne « pèse » pas aussi lourd que son « kafil » devant la loi du pays. 

« Les libertés et les droits fondamentaux sont inexistants pour les personnes qui travaillent au Qatar. », nous résume Sharran Burrow, Secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale. Qui prend soin de préciser : « Et ce, qu’il s’agisse de travailleurs migrants pauvres ou d’expatriés hautement rémunérés et qualifiés. » 

(Lire l’interview complet de Sharran Burrow au sujet des travailleurs réduits à l’état d’« esclavage » sur les infrastructures de la Coupe du monde de football 2022)

En effet, chef d’entreprise occidental ou ouvrier népalais s’érintant à la tâche sur les chantiers du Mondial : quelles que soient sa nationalité et sa position sociale, l’expatrié, dans cette pétromonarchie de deux millions d’habitants composée à presque 90% d’immigrés, se trouve sous la coupe de son « parrain ».

Jean-Pierre Marongiu, quinquagénaire, époux et père de quatre enfants (dont deux vivant à la maison), arrive avec sa famille à Doha en 2005. Lui qui a fait des affaires sur tous les continents décide de tenter l’aventure au Qatar – le Moyen-Orient étant la seule région où il n’ait encore posé ses valises. 

Il investit dans une société de formation au management, Pro&Sys, qui emploit bientôt cinquante-cinq personnes et génère un chiffre d’affaires annuel d’environ huit millions d’euros. La réussite est trop belle ; l’appétit aiguisé, le sponsor de l’entrepreneur – depuis 2008 Président des Français de l’étranger – va l’évincer, le spolier et le faire jeter en prison, le tout, avec l’assentiment de la justice qatarie. 

Depuis sa cellule à Doha, avec un téléphone clandestin, Jean-Pierre Marongiu, toujours sans assistance juridique après quarante-cinq jours d’une grève de la faim, nous raconte comment le piège s’est refermé sur lui, et appelle à l’aide.

 

JOL Press : Depuis quand êtes-vous bloqué au Qatar ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Je suis arrivé au Qatar il y a huit ans, je suis interdit de sortie de territoire depuis quatre ans, et emprisonné depuis sept mois.

JOL Press : Que vous reproche-t-on ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Au bout de six ans environ, ma société s’était forgé une belle réputation ; des reportages lui étaient consacrés sur CNN, à Bahreïn, Oman, Dubaï… Quand mon sponsor a pris conscience qu’elle brillait à ce point, il a voulu capter la société.

Moi qui suis un développeur, j’aime créer des entreprises pour les revendre ensuite, j’étais donc intéressé par ce que je croyais être une proposition de rachat. Ayant investi deux millions trois cent cinquante mille euros et fait prospérer la société, j’escomptais en toucher trois millions cinq cent mille euros voire quatre millions. Mais j’étais loin du compte !

Mon sponsor m’a simplement indiqué que la société lui appartenait et que je devais quitter le pays. J’ai refusé. S’en sont suivis deux ans de conflit. Il avait « récupéré » ma société ; il me restait bien quelques autres contrats avec des entreprises étrangères, mais j’étais étouffé financièrement.

Mon sponsor m’a porté le coup de grâce en retirant abusivement de mon compte trois millions de riyal qataris [près de six millions d’euros, ndlr]. Et ce, juste au moment où je devais payer les sous-traitants et les salaires. Ce furent donc des chèques sans provision. Or, au Qatar, un chèque sans provision est un crime. Je me suis retrouvé en prison.

JOL Press : Que stipulait le contrat que vous aviez signé avec celui qui allait devenir votre sponsor ? Ne vous protégeait-il pas de tels abus ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Au Qatar, il existe un contrat classique, qui préconise 51% pour le partenaire local et 49% pour le partenaire étranger. La Chambre de Commerce m’a toutefois indiqué qu’il existait aussi des « side agreements » possibles en marge d’un contrat standard : des agréments particuliers entre les partenaires, qui définissent la répartition des charges, des responsabilités, et surtout des profits. C’est ce que l’on a fait.

Sauf qu’on se rend compte, dès qu’il y a conflit, que la justice qatarie ne reconnaît pas les « side agreements » et ne s’appuit que sur le contrat standard. A partir de là, le Qatari est propriétaire de la société et il fait exactement ce qu’il veut : il capte les profits, ferme les comptes en banque, interdit ses anciens collaborateurs de sortie de territoire, les fait mettre en prison. C’est de l’esclavage moderne.

 

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JOL Press : Avant de venir travailler au Qatar, n’aviez-vous pas été mis en garde contre les risques du système kafala ?
 

Jean-Pierre Marongiu : J’avais entendu parler de ce qu’on appelle pudiquement le « sponsorship », le partenariat. Mais jamais l’ambassade ni personne ne m’avait fait état des difficultés que l’on pouvait rencontrer, notamment les petites et moyennes entreprises.

J’ai découvert cela en étant Président de l’Union des Français à l’étranger. En cette qualité j’ai eu affaire à de nombreux dossiers de Français travaillant pour des entreprises qataries qui n’étaient pas payés, qui étaient mal traités, qu’on faisait chanter en leur confisquant leur « exit permit », etc. A chaque fois, j’ai été étonné par l’inertie diplomatique française.

Et puis, cela m’est arrivé à moi. J’ai probablement eu tort de dénoncer à « Capital » sur M6 le système kafala comme étant un esclavagisme moderne. Ce que le Qatar déteste par dessus tout, c’est d’être critiqué, il souhaite véhiculer une image idéale.

C’est ainsi qu’un mois à peine après l’émission sur M6, mon sponsor m’a informé que ma société lui appartenait. Je pense qu’il s’est dit que c’était le meilleur moment pour le faire, dans la mesure où j’étais, depuis ma dénonciation, très mal vu des autorités qataries. Aussi, même si j’intentais des poursuites contre mon sponsor, il savait pertinnement que je serais débouté.

JOL Press : Après que votre sponsor eut pris le contrôle de votre société, et avant qu’il ne retire l’argent de votre compte vous conduisant à signer des chèques sans provision, vous étiez interdit de sortie de territoire mais pas encore emprisonné. Avez-vous tenté quelque chose ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Le plus urgent était de faire sortir du pays ma femme et mes deux enfants [11 et 13 ans, ndlr]. Mon sponsor m’avait menacé de leur confisquer à eux aussi l’« exit permit ». Or, cela, ce n’était vraiment pas possible. J’ai donc soudoyé un passeur pour leur faire traverser la frontière. 

Je n’étais, certes, pas encore alors emprisonné, mais je sentais que cela n’allait pas tarder : j’étais suivi, etc. J’ai donc décidé de m’évader à Bahreïn en kayak. Je suis allé à Go Sport acheter un modèle démontable en trois pièces et un GPS.

C’était le ramadan. A minuit, j’ai mis le kayak à l’eau. Je me suis retrouvé face à des courants contraires. La distance séparant les côtes qataries des côtes de Bahreïn doit être de 45 kilomètres, j’ai dû en parcourir 75. Je suis arrivé épuisé à Manama – à une dizaine de kilomètres avant d’arriver, mon kayak s’était retourné, des pêcheurs m’ont repéché. Et je me suis rendu à l’ambassade de France.

Là j’ai expliqué au consul ma situation. Lequel m’a répondu qu’il ne pouvait pas me faire un passeport, ni même un permis de sortie du territoire. Par contre, il me donnait rendez-vous le jour suivant à l’aéroport, où il indiquerait au service de l’immigration bahréni qu’il m’autorisait à sortir.

Le lendemain, à l’heure dite… le consul n’était pas là. Il m’a téléphoné en me demandant de me présenter seul au service de l’immigration, qu’il viendrait s’occuper des papiers rapidement. Même si j’avais pris soin de leur cacher que je venais du Qatar, les agents à l’aéroport, après quelques coups de téléphone, ont retracé mon parcours. Et m’ont renvoyé au Qatar. Où l’ont m’a mis en prison.

JOL Press : Mais, une fois entré dans l’ambassade de France à Manama n’étiez-vous pas en France ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Vous parlez de la protection consulaire ? La protection consulaire se limite à une longue liste de tout ce que la France ne fera pas pour vous lorsque vous êtes escroqué à l’étranger : on ne vous paiera pas votre hôtel, on ne vous paiera pas un avocat, on ne vous soutiendra pas…

On fera juste en sorte de s’assurer que vous êtes incarcéré dans de bonnes conditions, et encore ce n’est pas tout à fait vrai, on ne vient me voir dans ma cellule que très rarement.

JOL Press : Pourquoi selon vous la France ne vous vient-elle pas en aide ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Pas seulement moi, mais également tous les Français qui sont en délicatesse avec la justice qatarie. Pourquoi ? Pour des raisons à la fois politiques et stratégiques (sur la Syrie, la Libye mais aussi l’Egypte, Doha est un acteur à ne pas s’aliéner), et pécunières (juteux contrats d’armement).

Paris détourne ainsi les yeux d’une dictature qui traite ses travailleurs migrants comme des esclaves.

JOL Press : A quelle peine avez-vous été condamné ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Depuis septembre dernier, je purge une peine d’un an de prison, qui correspond au premier crime: le premier chèque. En septembre prochain, je serai incarcéré pour le deuxième chèque, etc.

Dans la mesure où il n’y a pas de confusion de peines au Qatar, que j’ai été contraint de signer sept chèques sans provision et que la peine relative à ce « crime » oscille de sept mois à trois ans, je risque une quinzaine d’années de prison ferme.

JOL Press : Quelles sont vos conditions de détention et comment vous portez-vous ?
 

Jean-Pierre Marongiu : Mes codétenus et moi dormons quasiment à même le sol puisque les lits sont en béton à 30 centimètres du sol. Nous sommes livrés à nous-mêmes. On ne voit que rarement nos gardiens puisqu’ils nous ouvrent seulement le matin de 6 heures à 6h30 avant de nous enfermer de nouveau. Les deux repas servis quotidiennement sont immangeables ; il vaut mieux pouvoir se débrouiller pour acheter quelques produits à la « cafétériat ».

Entre les codétenus il y a souvent des violences. Il faut apprendre à se faire respecter par la force ou en se faisant une réputation. Etant moi-même ingénieur, je sais bricoler quelques trucs, organiser la cafétariat ; c’est par ce biais là que j’ai su me faire respecter.

Cela me détruit d’être loin de ma famille. De rater les rentrées scolaires, et tout… Je sais que j’ai perdu tout ce que j’avais investi. La seule chose que je demande aujourd’hui, c’est de pouvoir rentrer dans mon pays et retrouver une vie normale.

J’ai fait parvenir une demande de grâce à l’ambassadeur du Qatar à Paris la semaine dernière. J’ai envoyé un double de la lettre au Premier ministre français, en espérant qu’il soutienne cette démarche. Mais silence complet. Je suis traité par le mépris. Je suis complètement révolté par la position de la République française que j’ai à coeur. Je ne reconnais pas là les valeurs de la France.

Pour signer la pétition en faveur de la libération de Jean-Pierre Marongiu.

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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