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Plus de 4000 travailleurs mourront sur les chantiers du Mondial d’ici 2022

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Au global, le chiffre d’affaires généré par les écrans publicitaires classiques, entourant les différents matchs de la Coupe du Monde 2010 en Afrique du Sud, s’est chiffré à plus de 75,7 millions d’euros bruts. Photo : Philip Lange / Shutterstock.com

 

Des milliers de travailleurs migrants, essentiellement originaires du sous continent indien, partent au Qatar pour construire les stades et autres infrastructures de la Coupe du Monde 2022.

En vertu du système de la « Kafala », ils sont – comme n’importe quel étranger dans le pays, que celui-ci soit un ouvrier singapourien sans ressources aussi bien qu’un chef d’entreprise français brassant des millions – « sponsorisé » par un « kafile », une sorte de tuteur – tout Qatari peut l’être.

Théoriquement, cette procédure vise à prévenir l’entrée dans le pays – pétromonarchie de deux millions d’habitants, composée à presque 90% d’immigrés – d’étrangers sans-papiers. Le système Kafala assure également que les travailleurs migrants restent sur le territoire seulement le temps de leur contrat, et « garantit à la minorité qatarie qu’elle garde un contrôle sur la société », comme nous l’explique James Dorsey, expert international du football et de ses implications sociales.

Dans les faits, le sponsor a tous les droits sur son salarié. Ce dernier doit lui remettre son passeport – la carte de travail fait office de papier d’identité -, n’a aucun droit syndical, et ne « pèse » pas aussi lourd que son « kafil » devant la loi du pays.

Mi-février, au cours d’une audition devant la sous-commission des droits de l’Homme du Parlement européen à Bruxelles, Theo Zwanziger, membre du comité exécutif de la Fifa, a admis que cette dernière n’avait pas pris en considération la situation des droits de l’Homme quand, en 2010, elle avait désigné le Qatar comme pays hôte de la Coupe du monde 2022. « Mais, à l’avenir, nous prendrons en compte cette dimension », a-t-il affirmé.

Theo Zwanziger a par ailleurs jugé « inacceptables » et « horribles » les conditions de travail des migrants sur les chantiers de la Coupe du monde. Et promis que la Fifa – dont le chiffre d’affaires lors de la dernière Coupe du monde, en 2010, s’est élevé à 1,3 milliard de dollars – « ne fermera pas les yeux » sur les abus, tout en soulignant que l’instance internationale du football « ne peut pas tout faire ».

Sharan Burrow, secrétaire générale de la Confédération internationale des syndicats (CIS), également entendue par le Parlement européen mi-février, dénonce le Qatar, « Etat esclavagiste ».

 

JOL Press : Dans quelles conditions les recrutements des travailleurs étrangers qui partent au Qatar travailler sur les chantiers du Mondial 2022 s’effectuent-ils ? 
 

Sharan Burrow Ils sont recrutés en Asie du Sud, en Asie de l’Est, en Europe, en Afrique et en Amérique pour travailler dans les secteurs de la construction, de l’hôtellerie et de la gestion. Le Qatar estime avoir encore besoin de 500 000 travailleurs pour construire les infrastructures du Mondial 2022.

La CSI a rencontré de nombreux travailleurs qui ont migré au Qatar. Chacun a dû payer des frais de recrutement, s’élevant entre 1000 USD en moyenne et jusqu’à plusieurs fois cette somme dans les cas les plus extrêmes. Ces frais sont versés à des agences peu scrupuleuses, parfois non agréées, qui promettent de bons salaires et de bonnes conditions de travail dans le Golfe. Bien entendu, ces promesses sont rarement tenues. Les travailleurs empruntent souvent d’importantes sommes d’argent à des taux d’intérêt élevés pour pouvoir payer les frais de recrutement.

Ce sont souvent les dettes en cours qui contraignent les travailleurs à rester dans des situations d’exploitation – ce que les employeurs savent parfaitement et dont ils profitent. Dans de nombreux cas, la maison familiale, ou les biens des parents et des amis, servent de garantie.

Les gouvernements des pays d’origine portent une lourde responsabilité à cet égard. Le droit international, notamment la Convention n°151 de l’OIT, interdit aux agences de faire payer des frais de recrutement aux travailleurs. Le droit du Qatar interdit également aux agences qataries de facturer des frais de recrutement, mais ne prévoit rien pour empêcher les agences étrangères de le faire. Les employeurs, qui devraient prendre à leur charge les frais de recrutement, connaissent la situation et en profitent.

En même temps, souvent, les employeurs qataris ne tiennent pas compte des offres d’emploi initiales communiquées par les agences de recrutement et rédigent un nouveau contrat au salaire beaucoup plus bas, parfois même pour un emploi complètement différent. Bien sûr, les agences de recrutement ne font rien lorsque les modalités d’origine ne sont pas respectées.

Le Qatar pourrait faire le choix de travailler avec des agences de travail intérimaire internationales réputées, pour mettre fin à l’exploitation, à la désorganisation et à la brutalité du recrutement des travailleurs migrants dans les pays d’origine.

JOL Press : Que se passe-t-il à l’arrivée des travailleurs au Qatar ? 
 

Sharan Burrow Les libertés et les droits fondamentaux sont inexistants pour les personnes qui travaillent au Qatar, qu’il s’agisse de travailleurs migrants pauvres ou d’expatriés hautement rémunérés et qualifiés.

Les travailleurs étrangers sont réduits à l’esclavage : ils sont la propriété des employeurs, qui ont tous les pouvoirs en matière de recrutement, de salaire, de conditions d’embauche et de délivrance de papiers d’identité (une personne sans papiers d’identité peut aller en prison) ; les employeurs peuvent même refuser un changement d’emploi ou un visa de sortie pour quitter le pays. C’est le système de parrainage appelé « kafala ». 

Lorsque les travailleurs arrivent au Qatar, ils n’obtiennent pas l’emploi qu’on leur avait promis et leurs contrats de travail sont déchirés. Pris au piège dans le pays par le système de kafala, ils ne peuvent pas partir sans l’autorisation de leur employeur.

JOL Press : Quelle est la réalité du travail sur place ? 
 

Sharan Burrow Les travailleurs migrants pauvres vivent dans des conditions déplorables. Ils sont contraints de travailler de longues heures sous une chaleur insupportable six jours par semaine et sont tenus à l’écart, dans une situation d’apartheid. 

Le taux de mortalité des travailleurs atteint un niveau sans précédent. Les ambassades étrangères situées au Qatar sont obligées de taire cette hécatombe, par crainte de représailles de la part des autorités. Des sources diplomatiques ont signalé qu’elles avaient été vivement encouragées à minorer, voire à nier, le nombre de décès liés au travail, sous peine de priver les migrants des sommes d’argent qu’ils envoient dans leur pays d’origine. 

Les femmes sans mari, ou les femmes et les enfants non accompagnés d’un « parrain », sont victimes de mauvais traitements, parfois même de viols, et sont emprisonnés dans des centres de rétention surpeuplés et insalubres.

Les personnes détenues n’ont pas la moindre idée ce que qui va leur arriver. Les ambassades n’ont pas pleinement accès aux centres de rétention et aucune trace écrite concernant les migrants retenus n’est disponible.

Il n’existe pas de système efficace pour faire respecter les droits du travail dans ce pays qui est, de fait, un État policier. La minuscule inspection du travail est impuissante devant le nombre considérable de chantiers et de camps de travailleurs à Doha et dans ses environs.

La CSI estime qu’au moins 4000 travailleurs de plus perdront la vie avant le début de la Coupe du monde en 2022. 

JOL Press : Le Qatar a récemment rendu public un document d’une cinquantaine de pages dans lequel il liste un certain nombre de mesures censées prévenir contre les conditions de travail indignes des travailleurs étrangers sur son sol. Ce document vous convainc-t-il ? Ouvre-t-il la voie à une remise en cause globale du système kafala ?
 

Sharan Burrow Cette charte est un simulacre pour les travailleurs. Elle promet la santé et la sécurité mais ne prévoit aucun mécanisme d’application crédible. Elle promet des normes en matière d’emploi mais ne reconnaît pas aux travailleurs migrants le droit de participer à des négociations collectives ou d’adhérer à un syndicat. Elle promet l’égalité mais ne prévoit aucune garantie de salaire minimum.

Les pratiques illégales ne feront que persister avec ces dispositions qui viennent renforcer un système de travail forcé basé sur la kafala.

Le Qatar a annoncé ces mesures en réaction à la pression publique mais ne fait rien pour atténuer la pression qui pèse sur les travailleurs. Pas la moindre réforme de la législation qatarie, qui prive les travailleurs de leurs droits fondamentaux, n’a jusqu’ici été mise en œuvre ou recommandée. La loi qatarie ne permet pas aux travailleurs migrants d’avoir une voix ou une représentation au travail. Un travailleur social désigné par l’employeur ne peut se substituer à un représentant des travailleurs dûment élu par ces derniers.

La promesse des autorités d’accorder la liberté de mouvement aux travailleurs n’est qu’un simulacre, d’autant que le Qatar pratique la ségrégation des travailleurs sur une base raciale. Ces normes s’inspirent d’un système d’autocontrôle caduc et discrédité qui a échoué par le passé au Bangladesh et dans d’autres pays où des milliers de travailleurs ont perdu la vie.

Sans la mise en place d’un mécanisme d’application légalement contraignant, tel qu’un tribunal, même ces dispositions seront impossibles à mettre en application. Des mesures similaires annoncées par la Fondation du Qatar il y a près d’un an sont restées sans effet. Le taux de mortalité des travailleurs au Qatar a augmenté. Le Qatar doit changer ses lois, il n’y a pas d’alternative.

JOL Press : Doit-on exercer une pression sur le Qatar pour qu’il abolisse le système kafala ? 
 

Sharan Burrow : Les travailleurs et les employeurs évoluent dans un système défaillant. Le système kafala, qui réduit les travailleurs en esclavage, conjugué à un droit du travail inadapté, ne permet pas de jeter les fondations nécessaires pour que le Qatar puisse construire les infrastructures de la Coupe du monde 2022. Le Qatar doit changer.

La FIFA peut l’y aider en exigeant l’abolition du système kafala et le respect des droits internationaux comme condition préalable à l’organisation du Mondial 2022 au Qatar. La situation évoluera si la FIFA demande au Qatar d’abolir la kafala et de respecter les droits fondamentaux internationaux.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

 

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