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Quand l’Iran veut plus d’enfants pour servir ses ambitions hégémoniques

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JOL Press : Pourquoi l’ayatollah Khomeiny avait-il décidé de contrôler les naissances en 1989 ?
 

Marie Ladier-Fouladi : Après la fin de la guerre Iran-Irak en 1988, il y a eu une conférence sur l’évolution démographique en Iran avec aussi bien des politiques que des experts et des démographes. Ces gens-là se sont basés sur les résultats du recensement de 1986, qui montrait une croissance démographique très importante. Ils pensaient donc qu’avec cette croissance qui était autour de 3,5 % par an, on n’arriverait pas à gérer l’équilibre entre les ressources économiques et l’évolution démographique. Cette grande conférence a eu lieu deux mois à peine après la guerre pour tirer la sonnette d’alarme.

Il faut préciser que l’Islam n’est pas opposé à l’usage des contraceptifs. Dès 1979, quelques mois après l’instauration de la République islamique en Iran, Khomeiny a été interrogé par le ministre de la Santé sur la question de l’usage des contraceptifs. Il y avait à l’époque des centres de planification familiale qui continuaient à distribuer des contraceptifs gratuitement dans le pays. Khomeiny, par le biais d’une fetwa [avis juridique donné par un spécialiste de la loi islamique, ndlr] a déclaré que  l’on pouvait recourir aux méthodes contraceptives.

Ainsi, les centres de planification familiale, qui étaient gérés par le ministère, ont continué à distribuer des moyens contraceptifs sans encore faire de propagande pour contrôler les naissances. Pendant la guerre, l’État islamique n’avait pas défini une politique de population. Puis, en raison d’une croissance démographique importante, il a donc décidé de remettre en place une vraie politique de planification familiale, avec des propagandes très importantes pour contrôler les naissances.

JOL Press : Quelles mesures avait été prises à cette époque ?
 

Marie Ladier-Fouladi : À ce moment-là, il y a eu énormément de débats à la télévision et à la radio. Depuis 1983, le ministère avait adopté un plan pour améliorer les conditions sanitaires dans les zones rurales : il y avait des centres de soin avec des aides-soignantes, surtout des femmes locales qui avaient un niveau de certificat primaire. Elles étaient alors formées pendant deux ans par le ministère pour aider les femmes rurales à mieux prendre soin de leurs enfants et en même temps on leur parlait aussi du contrôle de leur fécondité.

Dès la mise en place de la planification familiale en décembre 1989, le ministère s’est donc appuyé sur ces structures qui existaient déjà pour mieux diffuser le message, et les moyens contraceptifs étaient distribués en grande quantité. Ce qui est intéressant à souligner c’est que, dans les zones rurales, d’après mes enquêtes et celles qui ont été réalisées en Iran, les femmes rurales recouraient davantage aux moyens contraceptifs médicalisés que les femmes urbaines. Celles-ci se contentaient plutôt d’utiliser des moyens traditionnels car elles craignaient les effets secondaires des moyens médicalisés.

JOL Press : Y avait-il un quota obligatoire d’enfants par femme comme en Chine ?
 

Marie Ladier-Fouladi : Non ils ne sont pas allés jusque-là. Après quelques années, la planification familiale mise en place par la République islamique a connu un grand succès, surtout parce que les femmes étaient déjà motivées à contrôler les naissances. En fait, au moment où la République islamique a mis en place la planification familiale, la fécondité avait déjà baissé à 1,7 enfant.

La politique de planification familiale a aidé les femmes à réaliser leur projet familial. Il y a là un lien avec ce qui s’est passé pendant la révolution : une prise de conscience des femmes de leur rôle au sein de la famille et de la société, parce qu’elles ont participé massivement aux côtés des hommes aux journées révolutionnaires en 1979. Cette prise de conscience a été très importante, notamment chez les jeunes femmes qui commençaient à avoir un projet familial qui se distinguait radicalement de celui de leur mère mais aussi de leurs sœurs aînées.

C’est en l’espace d’une génération que les femmes, aussi bien rurales qu’urbaines, ont commencé à véritablement contrôler leur fécondité avec un projet de 1 ou maximum 2 enfants. Aujourd’hui, dans les villes, on est quasiment à un enfant par femme.

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JOL Press : Pourquoi Mahmoud Ahmadinejad, puis le Guide suprême Ali Khamenei, ont-ils lancé une politique populationniste dans les années 2000 ?
 

Marie Ladier-Fouladi : Mahmoud Ahmadinejad avait un projet politique bien déterminé dès son premier mandat. Il a commencé à critiquer la politique de contrôle des naissances en 2006 : il parlait alors d’atteindre les 120 millions d’habitants en Iran. Mais il n’a pas été soutenu par le guide suprême Ali Khamenei à cette époque, alors qu’il s’est heurté à l’opposition des économistes et démographes aussi bien qu’à celle des parlementaires, pour qui cette politique populationniste était de la folie. Ces derniers précisaient que le gouvernement devait tout d’abord s’occuper des problèmes liés à l’emploi, au logement et au mariage des jeunes.

Puisque Mahmoud Ahmadinejad avait d’autres intentions sur le programme nucléaire iranien, il a laissé tomber provisoirement cette idée mais dès le lendemain de sa réélection controversée en 2009, il a remis la question sur le tapis. Il souhaitait encourager les Iraniens à faire plus d’enfants. Il a même investi à partir de 2010 pour proposer un plan d’épargne pour chaque nouveau-né en Iran. Il a alors ouvert 500 000 plans d’épargne pour les 500 000 premiers nouveau-nés de cette année-là en Iran – en y versant l’équivalent de près de 700 euros par chaque compte.

L’idée, c’était d’ouvrir ce plan d’épargne et d’encourager les parents à contribuer à ce plan en investissant jusqu’au 18ème anniversaire de leur enfant pour qu’il puisse ensuite en profiter pour trouver un emploi, se marier ou acheter un logement. Là encore, les parlementaires se sont opposés à ce projet, ils n’ont pas donné le crédit demandé par le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad. Il faut préciser qu’à cette période, à peu près 1 million d’enfants naissaient  chaque année en Iran, donc le projet a été avorté.

C’est en 2012, alors que Mahmoud Ahmadinejad et le Guide suprême étaient en plein conflit interne, que le Guide a finalement adopté le même projet populationniste. En tant que Guide suprême et chef de l’État, sa décision doit être appliquée par l’Exécutif. Pourquoi cette politique populationniste ? Je pense que c’est justement parce qu’ils ont une ambition régionale très importante et qu’ils veulent peser dans la région avec leur poids démographique. Si jamais, sur les négociations sur le programme nucléaire, il y a une contrainte pour le gouvernement iranien, il pourrait ainsi compenser avec son poids démographique. Leur exemple, c’est l’Inde et la Chine. Cela peut paraître ironique, mais c’est dans les discours politiques des responsables iraniens : ils disent qu’il faut prendre exemple sur ces deux pays car une des raisons de leur réussite économique, c’est leur poids démographique.

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JOL Press : Quelle est la position du président Hassan Rohani sur cette question ?
 

Marie Ladier-Fouladi : Le président Rohani, quand il était membre du Conseil de discernement à l’époque de la présidence d’Ahmadinejad, s’est opposé radicalement à ce projet. Il disait que cela relevait des prérogatives du Guide suprême. Maintenant, Hassan Rohani est obligé d’accepter. Le ministre de la Santé du gouvernement de Rohani a d’ailleurs déclaré récemment dans une interview qu’il demanderait un crédit spécifique pour une prise en charge conséquente des traitements de l’infécondité en Iran, précisant qu’il y a 3 millions de couples inféconds en Iran, et qu’il faut donner la priorité à la réalisation de ce projet voulu par le Guide. Donc même si individuellement on peut penser que Rohani est contre, politiquement, il doit continuer sur la ligne du Guide.

JOL Press : L’objectif affiché de doubler la population pour atteindre 150 millions d’habitants est-il envisageable ?
 

Marie Ladier-Fouladi : Ils n’ont pas fixé un calendrier pour cet objectif de doubler la population. Je pense que cet objectif est très difficile à atteindre : il faudrait énormément d’argent et de ressources financières et ils savent très bien qu’ils vont à l’encontre de la tendance généralisée en Iran. Les femmes iraniennes avaient décidé de contrôler leur fécondité dès les années 80, et cette tendance continue, aussi bien dans les villes que dans les campagnes. C’est pour cela qu’ils ont commencé à adopter une politique agressive. À savoir : depuis 2012, ils ont arrêté la distribution gratuite des moyens contraceptifs dans les centres de planification familiale. Ce sont donc surtout les femmes rurales qui vont en pâtir puisqu’acheter des moyens contraceptifs dans les pharmacies est possible mais cela peut coûter cher, notamment avec la crise économique actuelle.

Les conséquences pourraient être une augmentation des grossesses involontaires chez les femmes et, dans la mesure où l’avortement est interdit en Iran, il y aura probablement des complications du point de vue de la santé des mères. D’autre part, le responsable du département de la santé publique du ministère de la Santé a déclaré qu’il faudrait identifier les jeunes couples iraniens ayant seulement un enfant pour les inciter à en faire un second, sans plus de précisions. Beaucoup de doutes subsistent sur la réalisation d’une telle politique démographique qui, il faut le souligner, répond surtout à une ambition hégémonique régionale.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Marie Ladier-Fouladi est socio-démographe et directrice de recherche au CNRS / EHESS. Elle est l’auteur de Iran, un monde de paradoxes, L’Atalante, 2009 et a publié plusieurs articles sur la démographie iranienne pour des revues spécialisées.

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