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Ukraine: le spectre de la partition

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JOL Press : Une semaine après la destitution du président Ianoukovitch, le scénario d’une partition de l’Ukraine inquiète de plus en plus. Doit-on effectivement s’inquiéter de voir le pays subir un destin à la Yougoslave?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Certes, l’Ukraine présente une géopolitique complexe. On sait que diverses parties de l’actuel territoire ukrainien ont, au fil du temps, relevé de principautés, royaumes et empires qui s’opposaient les uns aux autres : l’Etat polono-lithuanien, l’empire autrichien, l’empire russe, si l’on raisonne par grandes masses. Pourtant, les réalités ethno-politiques ne sont pas aussi multiples et enchevêtrées que dans le cas de la Yougoslavie, celle-là regroupant de nombreuses nationalités.

Dans le cas de l’Ukraine, les choses ont trop souvent été présentées comme si le pays était partagé entre deux entités ethniques d’un poids équivalent. Par confusion ou facilité, voire par complaisance envers le discours russe, la bipartition électorale entre le Parti des régions d’un côté, le bloc des forces d’opposition de l’autre, était interprétée comme le reflet d’une bipolarisation ethnique. Pourtant, les Russes et russophones ne dépassent pas le cinquième de la population totale. Il est vrai que ces populations se concentrent dans l’est et le sud de l’Ukraine. En Crimée, Russes et russophones sont majoritaires, et représentent 58 % de la population de la péninsule.

Aussi les problèmes de minorités se concentrent-ils plus particulièrement en Crimée, plus encore dans la ville de Sébastopol (la «ville auguste») qui, tout en relevant de la souveraineté ukrainienne, est en partie sous l’emprise de la Russie, du fait de la base navale et de la flotte ainsi que de la très forte population russe et russophone (80 % du total). Encore faut-il préciser que si la Crimée ou une partie de cette péninsule faisait sécession, ce ne serait pas la simple conséquence de forces profondes et d’une sorte de fatalité ethnique. En Crimée, plus encore que dans d’autres parties de l’ère post-soviétique, le pouvoir russe joue la carte ethnique russe et il soutient des mouvements sécessionnistes. Ce levier de pouvoir peut être actionné pour déstabiliser le gouvernement ukrainien, voire faire basculer la péninsule dans le chaos. Ensuite, le pouvoir russe se poserait en puissance arbitrale et s’assurerait le contrôle définitif de la Crimée.

JOL Press : Ne peut-on pas espérer une entente politique consensuelle après les violents affrontements qui ont secoué le pays?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le pire n’est jamais sûr et l’on peut donc espérer une solution géopolitique pacifique. Encore faut-il prendre la mesure de la situation et envisager le pire, pour qu’il n’advienne pas. Nous sommes bien confrontés à un grave problème géopolitique, en Ukraine, et autour de l’Ukraine, ce conflit devant être analysé selon différents ordres de grandeur et niveaux d’analyse. Ce problème géopolitique se pose d’abord au sein de l’Ukraine, les clivages politiques recoupant partiellement les lignes de partage ethno-linguistiques du pays. J’insiste sur le «partiellement» car l’insurrection civique des dernières semaines était dirigée contre un régime corrompu et népotiste, en pleine dérive autoritaire de surcroît.

Un autre niveau d’analyse se situe au plan paneuropéen. Le pouvoir russe considère l’Ukraine comme un quasi-satellite et, de ce fait, s’oppose à ce que le gouvernement ukrainien instaure des relations privilégiées avec l’UE. Ce sont les pressions et les menaces russes sur Kiev, doublées d’un surenchérissement sur l’offre européenne, qui sont au départ de la présente crise ukrainienne. Celle-ci est le révélateur des conflits plus amples.

Voici quelques années, d’aucuns voulaient se persuader que l’UE ne posait pas de problème à la Russie, contrairement à l’OTAN. Nous étions dans le déni. Le pouvoir russe considère l’UE comme un adversaire géopolitique, du fait de ce que le modèle européen incarne (Etat de droit, respect des libertés fondamentales) et de l’attraction exercée dans ce que Moscou considère être son «étranger proche». L’extension de l’UE et ses partenariats dans l’est européen concurrencent le projet russe d’Union eurasienne, autrement moins attractif (pour dire le moins).

Un troisième niveau d’analyse doit être pris en compte. Dans l’optique russe, les enjeux autour de l’Ukraine ont une dimension planétaire. La formation d’une Union eurasienne autour de la Russie est vue comme la condition préalable à la reconstitution d’une force d’opposition de rang mondial, à l’encontre de l’Occident, c’est-à-dire de l’«ouest» de la Guerre froide. Il est significatif que les dirigeants européens et américains éprouvent le besoin de rappeler que la Guerre froide est terminée. Telle n’est pas l’optique russe. Il y a une volonté de revanche particulièrement forte au niveau des cercles de pouvoir, et ce revanchisme se traduit par une forme de révisionnisme géopolitique. Moscou remet en cause les frontières internationalement reconnues en 1991.

On comprendra que les obstacles à une entente politique consensuelle sont nombreux. Si nous sommes dans cette situation, ce n’est pas en raison d’un malentendu ou de simples maladresses. Le «modèle» psychothérapeutique bute sur ses limites.

JOL Press : Quelles régions d’Ukraine pourraient faire sécession? Sous quelles conditions?

Jean-Sylvestre Mongrenier : La partie de l’Ukraine la plus sensible, l’actualité le démontre, est la Crimée. Dans cette péninsule, les Russes et leur armée sont à demeure. Les représentations géopolitiques russes mettent en avant l’histoire de cette péninsule, conquise aux dépens du Khanat de Crimée et de l’empire Ottoman, sous Catherine II (1774). La Crimée et l’ensemble de la façade de la mer Noire était alors vus comme une «Nouvelle Russie», voire une «Nouvelle Grèce». Catherine II avait le projet de se saisir des détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) et de conquérir Constantinople, ce qui aurait posé l’empire russe en puissance « grecque-orthodoxe » (voir le thème de la « Troisième Rome », apparu au XVIe siècle). Le port de guerre de Sébastopol était le pivot de cette stratégie dite des « mers chaudes ». On voit que cette ville-port ainsi que la Crimée cristallisent beaucoup de choses. C’est d’ailleurs la guerre de Crimée (1853-1856) qui a marqué un coup d’arrêt aux ambitions russes.

Bien plus tard, cette région a été placée par Khrouchtchev dans les limites administratives de l’Ukraine soviétique, alors république fédérative de l’URSS. Concrètement, dans le cadre du soviétisme et de la dictature du parti unique, cela ne changeait pas grand-chose. Avec la dislocation de l’URSS, il n’en est plus de même : Sébastopol et la Crimée sont désormais sous la souveraineté de l’Ukraine, ce qui a suscité et suscite l’ire de nombre de Russes, sur place et en Russie même.

Il faut pourtant insister sur le fait que l’Etat russe a reconnu les limites actuelles de l’Ukraine, et ce de multiples manières. Tout d’abord à travers les dispositions prises pour encadrer la dislocation de l’URSS, la reconnaissance des limites administratives internes comme frontières internationales visant à éviter une foire d’empoigne et de multiples guerres entre les Etats successeurs de l’ex-Union soviétique. Un accord signé en 1994 entre la Russie, l’Ukraine, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, accord relatif à la dénucléarisation de l’Ukraine, garantit les frontières de cette dernière. Par la suite, en 1997, Kiev et Moscou ont signé un traité d’amitié qui réglait la question du partage de la flotte de la mer Noire et de l’usage de la base de Sébastopol, avec un bail de 20 ans pour la Russie (ce bail a été renouvelé en 2010 et il court jusqu’en 2042).

Si partition il y devait y avoir, ce ne serait pas un scénario à l’amiable mais dans un contexte violent, avec participation active du pouvoir russe. On peut penser que des manœuvres de déstabilisation, partiellement amorcées, et une politique du fait accompli sur le terrain seraient le préalable à une intervention plus ouverte, au prétexte de protéger les populations russes et d’assurer la paix. La logomachie du pouvoir russe ne craignant pas l’outrance, on parlerait de «fascisme», de «nazisme», voire de «génocide». Moscou deviendrait alors le protecteur d’un «Etat de facto» prétendant assurer sa légitimité par un quelconque référendum. Il faut souligner le fait que la Russie en tant qu’Etat trahirait sa parole – «Pacta sunt servanda» -, et se situerait en dehors du droit international.

JOL Press : Dans l’hypothèse d’un éclatement du pays, qui serait gagnant? 
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : En Occident, la bien-pensance conduirait à dire que ce serait du «perdant-perdant». Ce n’est pas ainsi que l’on voit les choses au Kremlin. Le grand perdant serait l’Ukraine, puisque l’unité nationale et l’intégrité de son territoire seraient remises en cause. Il ne faut pas penser que cette remise en cause se limiterait à la Crimée. Inévitablement, cela aurait des contrecoups sur d’autres parties du territoire. Dans la durée, ce serait un point tournant en Europe centrale et orientale. Surtout, n’entretenons pas l’illusion d’une opération chirurgicale à moindre coût, avec des arguties historiques en guise de rationalisation ex post. L’affaire est d’importance.

D’un point de vue européen et occidental, l’éclatement de l’Ukraine serait gravissime, avec une onde de choc en Europe centrale et des répercussions jusque dans les finistères occidentaux. Ce serait la bascule dans une autre configuration géopolitique, avec le retour d’une menace russe sur l’Europe. En d’autres termes, une lourde hypothèque sur l’«Europe une et libre» qui, dans le quart de siècle suivant la fin de la Guerre froide, à travers l’extension de l’UE et de l’OTAN, a pris forme. Peut-être faudrait-il revenir sur la baisse continue des dépenses militaires en Europe et l’absorption du Warfare State par le Welfare State ? Quid du «pivot» des Etats-Unis vers l’Asie-Pacifique ? Quel «partage du fardeau» entre les deux rives de l’Atlantique, pour faire face à cette nouvelle situation, aux risques et menaces qu’elle recèle ? Que de remises en question pour nos sensibilités post-modernes !

Dans une telle configuration – éclatement de l’Ukraine et rattachement de la Crimée à la Russie -, nul doute que le pouvoir russe se verrait en position de gagnant. Il faut bien avoir à l’esprit que, du point de vue des dirigeants russes, la Guerre froide était une sorte de Belle Epoque : la «Russie-Soviétie» était à l’apogée de sa puissance et, schématiquement, les chefs du parti se voyaient à la tête de la moitié du monde. La Guerre froide semblait réaliser la «prophétie» de Tocqueville sur le sort du monde à venir, partagé les Etats-Unis et la Russie, les deux puissances ascendantes qu’il entrevoyait.

Pourtant, il faut y regarder de plus près. La Russie est loin d’avoir la même base de puissance que l’URSS et le rapport des forces dans le monde n’est plus le même. Le révisionnisme géopolitique que Moscou incarne – ce révisionnisme, traduit dans les faits en Géorgie, avec l’annexion de facto de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, est à l’œuvre en Ukraine –, est lourd de menaces pour les autres Etats successeurs de l’URSS. Il se peut que culte de la derjava, c’est-à-dire de la puissance étatique et militaire, déforme la perception des réalités et soit contre-performant. Au demeurant, c’est très inquiétant : les perceptions sont souvent plus importante que les réalités empiriques et peuvent être à la source de décisions erronées.

JOL Press : S’il se confirmait, le scénario d’une séparation ukrainienne pourrait-il faire tâche d’huile sur le reste de la région? 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Oui, l’éclatement de l’Ukraine aurait de graves contrecoups dans toute la région. A l’issue de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, on a trop souvent détourné le regard. Certains ont attiré l’attention sur les conséquences possibles en Ukraine mais la facilité poussait à voir dans l’affaire géorgienne un cas sui generis, voire une simple réponse à une provocation de Tbilissi. Le mot d’ordre était le «reset» et on n’avait d’yeux que pour la diplomatie de «la main tendue». D’une certaine manière, les Occidentaux ont voulu refonder leur politique russe sur le dos des Géorgiens et des Ukrainiens. J’ai encore en mémoire une impression de lâche soulagement, parmi un certain nombre de spécialistes et de commentateurs, lorsque Viktor Ianoukovitch a été porté à la présidence (2010). L’Ukraine abandonnait d’elle-même sa candidature à l’OTAN et l’arrivée au pouvoir d’un pro-russe était censée suffire à apaiser l’ire de Moscou.

Les chaînes de raisonnement sont souvent plus rapides que l’enchaînement des faits et il faut donc un certain temps avant que les anticipations, géopolitiques ou autres, se traduisent effectivement, dans la réalité empirique. Les événements qui se produisent aujourd’hui en Ukraine entrent en résonance avec ce qui s’est produit six ans plus tôt en Géorgie. Aussi peut-on raisonnablement redouter que ces mêmes événements aient des contrecoups ailleurs, dans l’ère post-soviétique. Plus particulièrement sur les limites occidentales de cette aire, dans l’est européen et au sud-Caucase. Du fait de la volonté de Chisinau de signer un accord d’association avec l’UE, des menaces à l’encontre de la Moldavie ont été proférées : le «train» moldave en route vers l’Europe pourrait bien perdre quelques «wagons» (Transnistrie, voire Gagaouzie). En Géorgie, la pression russe pourrait se faire plus forte encore.

Quelle sera la prochaine étape ? Les Etats baltes ? Dans la durée, les dirigeants russes «parient» sur un retrait américain depuis l’Europe et une perte de substance de l’OTAN. Dès lors, du point de vue russe, tout serait possible. C’est d’ailleurs ce qui explique leur violente opposition à la défense antimissile américano-otanienne. Du fait de ses limitations techniques et du petit nombre d’intercepteurs, ladite défense ne menace en rien la Russie. En revanche, ce «bouclier» est un marqueur géopolitique : il signifie que les Américains demeurent une «puissance européenne», sur les plans stratégique et géopolitique. Il reste que les alliés européens n’assument pas toutes leurs responsabilités politico-militaires, au sein de l’OTAN et dans la défense de l’Europe.

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Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est aussi chercheur associé à l’Institut Thomas More.

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