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USA-Russie : «La tension actuelle n’a rien à voir avec la Guerre Froide»

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JOL Press : La tension diplomatique entre Washington et Moscou risque-t-elle de s’accentuer dans les semaines à venir ?
 

Bertrand Badie : L’heure est à la rhétorique de la tension. Ce type de vocabulaire ne surprend donc pas vraiment. Néanmoins, ne nous trompons pas dans la qualification de cette tension : on a trop souvent tendance à ramener celle-ci au passé. Aux périodes antérieures à 1989. Nous sommes cependant dans un tout autre monde ! D’abord parce que la logique de confrontation de blocs n’existe plus. S’il reste un bloc occidental autour de l’OTAN, il ne reste rien, en revanche, du bloc soviétique. Il n’y a plus de Pacte de Varsovie, d’affrontement idéologique, ou même simplement entre deux modèles de société. En outre, l’interdépendance économique est de plus en plus forte. Le décor n’est donc pas le même.

JOL Press : En l’absence de ces dimensions idéologique et militaire, la bipolarisation des relations internationales, comme du temps de la Guerre froide, est donc impossible ?
 

Bertrand Badie : Non, en effet. En enlevant les volets idéologique et militaire, il ne reste plus grand-chose à la substance politique.

La bipolarité était un véritable partage du monde, à une époque où celui-ci ne connaissait pas de puissances émergentes, où le Sud était dans une situation de clientélisation presque totale, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest. Aujourd’hui, le Sud a gagné son autonomie ; il est le lieu essentiel des confrontations internationales, ce qui n’était pas le cas durant la Guerre Froide.

La bipolarité Moscou / Washington n’existe plus. La multiplicité des lieux de pouvoir place même le monde actuel dans une situation d’apolarité.

La confrontation – quasi directe – entre la Russie et les puissances occidentales est due à la volonté de ces dernières d’impliquer, avec plus ou moins de prudence, l’Ukraine dans une sphère d’influence. L’Occident a même encouragé l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN, puis y a renoncé, sans pour autant fermer définitivement la porte. De même, l’Ukraine tend à se rapprocher, si ce n’est de l’UE en elle-même, dont elle est encore loin, du moins de ses États membres. Surtout de ceux qui appartenaient à l’ancien bloc soviétique.

Ces éléments, réunis, évoquent un parfum d’avant 1989, au point que certains dirigeants occidentaux s’y trompent, mais nous ne sommes plus dans le même monde. C’est ce qui rend si difficile la lecture des évènements de cette crise russo-ukrainienne.

J’oserais l’image du Canada Dry : cette crise a un goût de Guerre froide, mais n’est pas une Guerre froide. La logique étant différente, le scénario ne peut être le même.

JOL Press : Bien que l’opposition de blocs ne soit plus la même, la situation actuelle va-t-elle pousser les autres nations à « choisir leur camp », à l’instar de ce qui s’est passé avant 1989 ?
 

Bertrand Badie : Dans toute crise internationale, des pays pratiquent l’alignement, ou du moins se redéfinissent par rapport aux belligérants et acteurs principaux de l’affrontement. Ici, la Chine a montré un soutien – discret et prudent – à la Russie, alors qu’elle n’a aucun intérêt dans cette région du monde. Pour le reste, si ce conflit venait à s’aggraver, on entendrait probablement la plupart des puissances émergentes, notamment celles du Sud.

N’oublions pas que, non loin de l’Ukraine, un certain nombre d’États apparaissent comme des acteurs nouveaux de la scène internationale. Ils ne manqueraient pas de se redéfinir en fonction de cette crise. Je pense par exemple à la Turquie, à l’Iran. L’Ukraine et la Crimée sont une ouverture sur la Mer Noire, et donc sur une région extrêmement sensible.

Néanmoins, ces différents États ne sont liés par aucun accord de type OTAN.

JOL Press : OTAN, ONU, UE, ces organisations supra-étatiques ont-elles vraiment leur rôle à jouer dans le règlement de telles crises diplomatiques ?
 

Bertrand Badie : On ne peut placer dans la même catégorie une alliance militaire comme l’OTAN, un bloc régional qu’est l’UE et l’ONU, qui relève d’un multilatéralisme global.

Pour ce qui est de l’ONU, le gros problème est qu’elle n’a jamais réussi à s’imposer sur le plan de la sécurité politico-militaire. C’est justement cette logique multilatérale qui l’en empêche, puisqu’elle est bloquée par le veto des grandes puissances. En l’espèce, plusieurs de ces superpuissances qui sont directement engagées dans ce conflit. On peut donc parier que le Conseil de sécurité sera rapidement paralysé sur ce dossier.

L’Union européenne, elle est là comme ensemble régional voisin, dont les relations tant avec l’Ukraine qu’avec la Russie ne se révèlent pas très claires. L’un des grands échecs de l’UE est en effet de n’avoir jamais su construire un véritable partenariat avec la Russie. Elle va sans doute le payer très cher, puisque ce manquement vient aujourd’hui paralyser le rôle de médiateur que l’UE aurait pu avoir. Ses relations avec l’Ukraine sont également assez floues : si les négociations d’accord n’ont pas abouti, c’est sur celles-ci que le contentieux ukrainien est né. Enfin, surtout, l’UE est divisée sur le sujet. Les États membres de l’UE et anciens du Bloc de l’Est voudraient une solidarité totale avec l’Ukraine, quand la partie occidentale se montre beaucoup plus prudente. L’impression d’unité dégagée par l’Union européenne n’est qu’un faux-semblant.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

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Bertrand Badie est historien et politologue. Chercheur au Ceri de Sciences Po Paris, il a publié de nombreux ouvrages, dont Le Diplomate et l’intrus (Fayard, 2008), La diplomatie de connivence(La Découverte, 2011), Quand l’Histoire commence (CNRS éditions, 2013) et, dernièrement, Le temps des humiliés : Pathologie des relations internationales (Odile Jacob, 2014).

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