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Droit européen et souveraineté nationale: le débat est ouvert

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Selon le principe de primauté, le droit européen a une valeur supérieure aux droits nationaux des États membres (Crédits: shutterstock.com)

Les députés et les exécutifs nationaux ont-ils encore des marges de manœuvres ou sont-ils soumis, en toute chose, à Bruxelles, comme semblent le penser un nombre toujours plus grand d’eurosceptiques ? A quelques semaines des élections européennes, arrêtons-nous sur cette question de la souveraineté, si chère à un parti comme le Front national, qui espère apparaître comme le premier parti de France à l’occasion de ce rendez-vous électoral.

JOL Press : Selon le principe de primauté, le droit européen a une valeur supérieure aux droits nationaux des États membres. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
 

Sylvain Kahn : Cette primauté découle de la jurisprudence et a été consacré par un certain nombre d’arrêts rendus, notamment l’arrêt Costa contre Enel du 15 juillet 1964. Mais il faut être précis : ce principe de primauté s’applique dans les domaines de compétence de l’Union européenne, c’est-à-dire dans les domaines couverts par les traités européens. Et s’agissant des traités européens, certaines compétences sont exclusives, d’autres partagées et d’autres encore ne sont que des compétences d’appui. La primauté du droit européen tient compte de cette nomenclature-là.

Selon ce principe de primauté, la législation européenne l’emporte en effet sur le droit national. Les droits nationaux doivent donc se mettre en conformité avec le droit européen. Ceci dit, n’oublions pas d’où vient cette légitimité : cette législation européenne existe parce qu’un traité a été signé et ratifié par les représentations nationales.

JOL Press : Qu’est ce qui a conduit à la mise en application de ce principe de primauté ?
 

Sylvain Kahn : Le principe n’a pas été mis en place pour lui-même, il découle de la construction européenne. Ce principe n’est pas inscrit dans les traités mais a été consacré par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La Cour avait alors été appelée à se prononcer sur la nature juridique des Communautés, ainsi que sur la portée du droit communautaire dans les juridictions nationales. Pour la Cour de justice, il fallait avant tout être cohérent juridiquement et politiquement. Cette primauté du droit européen est apparue évidente aux Etats membres après la signature du traité de Rome (1957).

JOL Press : Ce principe de primauté du droit européen peut-il expliquer la montée de l’euroscepticisme dans les différents pays de l’UE ?
 

Sylvain Kahn : Les eurosceptiques reviennent, en effet, très souvent sur la question de la souveraineté et ont l’impression que les Etats ne font que suivre les directives de Bruxelles. Mais une ambiguïté subsiste – savamment orchestrée par les acteurs qui enfourchent ce cheval de bataille – entre la souveraineté nationale et la souveraineté populaire.

Je sais bien que dans les démocraties occidentales, ces deux sources de souveraineté se recoupent mais il est nécessaire de les distinguer. Il existe des tas d’exemples dans l’histoire et dans l’espace mondial de souverainetés nationales qui ne procèdent pas de souverainetés populaires dans le sens de souverainetés démocratiques. A l’inverse, il existe des souverainetés démocratiques qui ne recouvrent pas forcément des souverainetés nationales ; ce qui est en partie le cas de la souveraineté européenne : le Parlement européenne a une légitimité populaire et démocratique mais transnationale.

C’est parce que cette distinction n’est pas faite que certains peuvent avoir un sentiment de perte de souveraineté, les décisions n’étant plus prises dans leurs propres pays mais à Bruxelles. Mais si on remonte par étape, jusqu’à la source, on constate que personne n’a violé les peuples lorsque ceux-ci ont choisi de mutualiser, pour partie, leur souveraineté dans certains domaines. Je préfère d’ailleurs parler de mutualisation de la souveraineté plutôt que de délégation qui donne une impression de dessaisissement. Or il n’y a pas de dessaisissement de nos souverainetés nationales.

JOL Press : Dans quels domaines, les nations sont-elles encore parfaitement souveraines ?
 

Sylvain Kahn : C’est toujours pour la clarté des explications qu’on cherche à distinguer des domaines de compétences bien étanches, dans les faits ils sont plus ou moins imbriqués les uns aux autres. Mais la législation sociale, par exemple, est un domaine largement aux mains des parlementaires et des exécutifs nationaux. Dans le domaine de l’éducation, l’Union européenne a une compétence très faible, elle ne peut prendre aucune décision contraignante sur les politiques éducatives. L’UE ne peut prendre de décisions souveraines que sur les quatre libertés fondamentales du marché unique : libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. La lutte contre le chômage ou encore la fiscalité sont des domaines sur lesquels la législation communautaire n’intervient que très peu.

On peut reprocher tout et son contraire à la législation européenne. On en veut à la législation européenne parce qu’il y aurait du dumping fiscal en Irlande, mais s’il n’y a pas d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés c’est précisément parce qu’il n’y a pas de supériorité du droit communautaire en matière de législation fiscale. la perte de souveraineté des Etats est donc toute relative.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Sylvain Kahn est professeur agrégé à Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. Il est l’auteur d’une Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945 (PUF – 2011).

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