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Génocide arménien: des condoléances mais pas de reconnaissance en vue

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JOL Press : Pourquoi la Turquie a-t-elle présenté ses condoléances maintenant ?
 

Laurent Leylekian : Recep Tayyp Erdogan a présenté les condoléances de la Turquie la veille du 24 avril, qui est la journée de commémoration du génocide arménien. On peut légitimement penser qu’Erdogan cherche à désamorcer les déclarations politiques mettant, chaque année davantage, Ankara sous pression. De plus, le Premier ministre turc sait bien qu’en 2015 aura lieu le centenaire du massacre. Il essaye ainsi de prévenir une levée de boucliers diplomatique.

Le président américain Barack Obama a par exemple appelé à une «reconnaissance des faits», même s’il a évité le mot «génocide» et qu’il n’a pas interpellé directement la Turquie. De son côté, François Hollande a rendu hommage aux victimes arméniennes lors d’une cérémonie à Paris (qui de l’avis général a fait 1,5 million de morts entre 1915 et 1917, soit les deux tiers de la population arménienne de l’empire ottoman, les survivants ayant fuit ou ayant été expulsés après guerre, ndlr).

JOL Press : Cette déclaration est-elle historique ?
 

Laurent Leylekian : Oui, dans une certaine mesure. C’est la première fois qu’un chef de gouvernement turc s’exprime en ces termes. Ce timide pas en avant montre que la Turquie est aux abois et ne sait plus trop comment gérer cette page de son Histoire. Ankara a peur qu’une juridiction internationale lui impose de coûteuses réparations financières, voire territoriales. Le Premier ministre Erdogan cherche à tout prix à désamorcer ce processus. 

Néanmoins, je pense qu’il faut considérer ces propos pour ce qu’ils sont : une opération de communication. Si on lit le communiqué dans son ensemble, on s’aperçoit que la ligne politique négationniste du gouvernement turc reste inchangée. Le mot «génocide» n’est pas prononcé, les responsables ne sont pas désignés : «C’est un devoir humain de comprendre et de partager la volonté des Arméniens de commémorer leurs souffrances pendant cette époque. Nous souhaitons que les Arméniens qui ont perdu la vie dans les circonstances du début du XXe siècle reposent en paix et nous exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants».

JOL Press : Quel(s) sont les argument(s) invoqué(s) par la Turquie pour nier ce génocide ?
 

Laurent Leylekian : Le concept de «mémoire juste» est régulièrement évoqué, notamment par le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu. Il s’agit d’une sorte d’égalisation morale de toutes les victimes de la Première Guerre mondiale, qu’elles soient arméniennes, turques, kurdes etc. Cela revient à prendre en compte avec le même degré de considération la mémoire des morts des différents camps.

On retrouve ce même type d’argument négationniste pour la Shoah. Certains font valoir le fait qu’il y a eu davantage de victimes allemandes non-juives pendant la Seconde Guerre mondiale que de morts dans les camps de concentration. Or, même si cela est vrai, cet «argument» ne justifie pas que la mémoire des soldats morts au front et celle des civils assassinés par leur propre gouvernement soient mises sur un pied d’égalité. 

JOL Press : Les propos tenus par Erdogan ne sont-ils que symboliques ?
 

Laurent Leylekian : Oui, dans la mesure où sa déclaration ne s’accompagne pas de mesures concrètes. Ankara pourrait par exemple lever le blocus de l’Arménie qui dure depuis 22 ans. En outre, Erdogan parle de liberté d’expression sur le sujet… qui se fait en réalité aux risques et périls de ceux qui l’utilisent. L’article 301 du code pénal punit d’une peine d’emprisonnement tout «dénigrement public» de l’identité turque ou de l’Etat turc. Cet intitulé très flou permet de sanctionner des personnes évoquant le génocide arménien ou l’occupation de Chypre.

Il faudrait entreprendre un vaste travail éducatif, équivalent au processus de dénazification mené en Allemagne en 1945. En Turquie, encore aujourd’hui, le qualificatif d’arménien constitue une injure, employée même par des hommes politiques pour discréditer leurs adversaires. Cela n’est pas sans conséquence : des personnes ont été menacées ou tuées – comme le conscrit Sevag Balikci en 2011 et précisément le 24 avril – simplement parce qu’elles étaient arméniennes.

JOL Press : La déclaration d’Erdogan est-elle un premier pas vers la reconnaissance du génocide arménien ?
 

Laurent Leylekian : Je ne crois pas. Parce que le génocide arménien constitue littéralement l’acte de naissance de la nation turque. En revanche, je pense que cette déclaration peut changer certaines choses au sein de la société. La société civile, des intellectuels et des universitaires parlent désormais librement de cette page de l’Histoire, même si les autorités politiques continuent de nier son existence. Il y a encore quelques années, le sujet était complètement tabou. 

Avec ce type de déclaration, l’objectif visé par les autorités d’Ankara est de faire passer le génocide arménien d’une question politique de droit international à une question compassionnelle et sociétale : on admet les faits, on tente d’apaiser la question mais on ne répare pas le crime. C’est sans doute bien pour la société turque mais cela est perçu comme un risque par tous ceux qui restent attachés à l’idée de justice, au premier chef desquels les descendants des rescapés du génocide.

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Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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