Site icon La Revue Internationale

Guerre civile ukrainienne: un danger intérieur manipulé de l’extérieur

[image:1,l]

JOL Press : L’Ukraine est-elle déjà en pleine guerre civile ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Pas vraiment. En revanche il y a des lignes de partage interne, et des racines locales à ce conflit. Surtout, la Russie mène une entreprise de déstabilisation, avec infiltration d’éléments militaires (dont certains ne portent pas leurs insignes), prise en main de minorités actives et stratégie de la tension sur le terrain.

JOL Press : Dimitri Medvedev et Vladimir Poutine affirment que le dialogue est « la seule voie possible pour résoudre cette crise ». Est-il encore possible ? Pourquoi affirmer cette ambition diplomatique de façade, quand est mise en place par ailleurs une stratégie très agressive ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le dialogue est une solution qu’on met en place entre sages pour découvrir la vérité. Il n’est évidemment pas adéquat dans la conjoncture actuelle. On ne discute pas pour discuter : une fois qu’on a compris quelles sont les intentions de part et d’autre, on voit bien que l’idée finale de la Russie est, au minimum, de déstabiliser et neutraliser l’Ukraine pour en prendre le contrôle, directement ou indirectement.

La communication politique et la diplomatie publique ne font qu’accompagner ce qui se passe sur le terrain.

JOL Press : Doit-on envisager une annexion militaire de l’Ukraine (du moins partiellement) par les troupes « officielles » de l’armée russe, ou la stratégie de Moscou tend plutôt à attendre que l’Ukraine implose du fait de ses lignes partage interne ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Les deux. Dans les manœuvres de déstabilisation, il y a une forme de guerre économique et commerciale faite à l’Ukraine, doublée d’une menace d’intervention militaire. La pression est forte sur les frontières, tout en gardant un maximum d’options. Une réelle intervention militaire directe n’est pas exclue. Si elle se révèle inutile dans l’immédiat, « le plus important est d’avoir le point levé », comme disait Staline.

Ce point levé, cette tension permanente fondée sur la menace d’une intervention sont une incitation à aller plus loin. En résumé, cette déstabilisation générale orchestrée par la Russie a plusieurs composantes : militaire, subversive, diplomatique (négociations avec les occidentaux), communication politique, propagande…

JOL Press : La Russie a-t-elle attendu son heure, ou avait-elle anticipé en misant sur une fracture interne de la société ukrainienne ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Elle attend, bien sûr, son heure depuis longtemps. Le projet politique russe de Poutine s’inscrit sur la durée ; et l’Ukraine tient une place centrale dans cette vision d’ensemble. Néanmoins, Poutine pensait certainement avoir réglé la question, une fois que Ianoukovitch avait fait sa volte-face, rejeté l’accord d’association avec l’UE et signé un partenariat stratégique avec Moscou.

Poutine avait l’idée que finalement ce n’était pas la peine de mettre en œuvre une stratégie plus volontaire. Que le glissement se ferait naturellement, du partenariat stratégique vers l’union douanière Russie / Biélorussie / Kazakhstan,  jusqu’à l’Union eurasienne.

Par la suite, l’insurrection civique qui s’est jouée à Kiev a véritablement retourné la situation. A ce stade, Poutine avait alors essuyé une défaite politique, aux conséquences géopolitiques fondamentales. S’il a sûrement prévu, à ce moment-là, un plan B, je ne vois pas une planification stricto sensu en amont.

Le projet politique, les représentations géopolitiques russes vont dans ce sens-là : on a pu le voir avec l’infiltration par les réseaux russes, dont les agents étaient comme chez eux en Ukraine. Mais si on se reporte dans l’après sommet de Vilnius (fin novembre), Poutine pensait alors que le fruit était mûr et qu’il n’y avait plus qu’à le cueillir.

JOL Press : Une militarisation totale du conflit est-elle à prévoir ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le conflit se joue dans les heures, jours et semaines qui viennent. L’impératif ukrainien est déjà de contrer la déstabilisation russe et de contenir les mouvements séparatistes qui se développent dans le Sud et l’Est, et de tenir jusqu’à l’élection.

Dans l’autre camp, la déstabilisation mise en place veut empêcher l’élection, jusqu’à créer un chaos qui puisse ensuite servir de prétexte à une opération militaire directe.

JOL Press : Les hésitations des membres de l’OTAN quant à une intervention sont visibles. Pourquoi cette stratégie quelque peu attentiste ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Les membres de l’Alliance ne parviennent pas à un consensus. Et même les éléments les plus déterminés n’abondent pas dans le sens d’une intervention de l’OTAN. Leur souci premier est de réaffirmer les lignes rouges relatives à la sécurité des États membres les plus exposés (Républiques baltes, Pologne, Roumanie…). L’Ukraine ne faisant pas partie de l’OTAN, l’Alliance n’est pas remise en cause par ce qui s’y passe, d’un point de vue purement juridico-international.

Cependant, d’un point de vue géopolitique, l’Ukraine se trouve aux frontières de l’OTAN, et en est un partenaire diplomatique privilégié. Son effondrement aurait donc des conséquences sur la sécurité des pays membres de l’OTAN. L’appui que l’Alliance cherche donc à mettre en œuvre est aujourd’hui plus diplomatique, économique et politique que militaire. Cette stratégie se joue plus sur la durée et dans un prisme large, alors que ce qui se passe sur le terrain est truffé d’enjeux locaux.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

———————————-

Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur associé à l’Institut Thomas More. Docteur en géopolitique, il est professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Il est spécialiste des questions de défense européenne, des relations Europe/Eurasie et Russie/Europe, et de politique européenne de voisinage (Est européen et Bassin méditerranéen).

Quitter la version mobile