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«L’Afghanistan perpétue depuis des décennies une économie parasitaire»

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Le budget de l’Etat afghan est aujourd’hui financé à hauteur de près de 98% par l’assistance étrangère. (Crédit photo : Shutterstock)

Les Afghans sont appelés à se rendre aux urnes samedi 5 avril pour élire le successeur du président Hamid Karzaï. Celui-ci avait été placé à la tête de l’Etat par les Américains après le renversement de Saddam Hussein en 2001, puis réélu à l’issue de scrutins entachés de fraudes en 2004 et 2009.

Hamid Karzaï quitte le pouvoir en portant une ultime estocade à Washington – avec lequel les rapports sont rapidement devenus houleux au fil de la décennie. Le président afghan a en effet refusé de signer l’accord bilatéral de sécurité (BSA), qui définira les modalités d’une présence militaire américaine après que les 75 000 soldats de l’Otan seront partis, fin 2014.

Un tel départ non encadré ouvrirait une période de graves turbulences. Déjà, les talibans, revigorés, multiplient depuis des semaines les actes de violences pour dissuader les électeurs de voter. Prudents, les investisseurs, eux, ont déjà réduit leurs activités dans le pays, en attendant de voir ce qui sortira de cette transition plus que délicate.

Résultat, la croissance économique afghane, florissante, montre des signes de ralentissement.

L’occasion de revenir sur cette croissance, qui, depuis la chute de Saddam Hussein, frôle les 10%, en s’interrogeant sur ses leviers avec Michael Barry, enseignant au département des études Proche-Orientales de l’Université de Princeton à New York, lauréat du Prix d’Histoire de l’Art de l’Académie Française, et auteur de nombreux livres, notamment sur le commandant Massoud (« Masoud, De l’islamisme à la liberté », Broché, 2002) pour lequel il reçut le prix Femina essai.

 

JOL Press : Quelle a été l’évolution de la croissance afghane de 2001 à aujourd’hui ?

 

Michael Barry : L’injection de sommes colossales – plus ou moins détournées – pour la reconstruction du pays ont permis une véritable explosion de créations d’entreprises.

Mais celles-ci réalisent des investissements qui visent surtout le profit immédiat et non pas la construction fondamentale du pays et de son infrastructure. L’économie afghane est une économie de guerre et de profiteurs.

Ce qui signifie que cette croissance peut retomber très vite. Le manque de constructions d’institutions saines, comme une Banque nationale – laquelle a implosé en 2010 -, indique que cette croissance économique a été extrêmement mal gérée.

JOL Press : Le président Hamid Karzaï a refusé de signer l’Accord bilatéral de sécurité qui définit les modalités d’une présence militaire américaine après le retrait de l’Otan fin 2014. Cette nouvelle a-t-elle eu un impact sur les investissements dans le pays ?

 

Michael Barry : La non-signature de l’accord a créé un climat d’immenses incertitudes. L’économie afghane est essentiellement artificiellement gonflée par les dons étrangers – au point que le budget même de l’Etat afghan est financé à hauteur de 96%, si ce n’est pas 98%, par l’assistance étrangère.

Donc, dans le cas où cet accord n’est pas signé, et que les troupes américaines se retirent, cela entraînera presque sûrement l’effondrement des donations des différents pays pour la reconstruction afghane, et par conséquent un véritable effondrement économique.

Les entrepreneurs afghans, intéressés par le seul profit à court terme, s’empressent déjà de placer leurs capitaux à l’étranger, essentiellement dans les pays du Golfe.

JOL Press : Qu’est-ce qui pourrait se substituer à l’aide internationale pour alimenter sainement la croissance afghane ?

 

Michael Barry : C’est une question essentielle : en quoi peut consister la véritable prospérité du pays ? On s’aperçoit que l’Afghanistan n’a été véritablement prospère que lorsqu’il était le point de passage obligatoire du trafic caravanier terrestre entre l’Inde et la Chine d’une part, et le reste de l’Asie et la Méditerranée d’autre part, c’est-à-dire jusqu’au XVIème siècle.

Après quoi, le détournement du commerce mondial à travers l’océan Indien par les puissances européennes a fait s’effondrer toute l’économie de l’Asie centrale, laquelle est entrée dans une période de longue stagnation.

L’Afghanistan a alors adopté une « culture de la pauvreté guerrière », qui consiste pour le pays à jouer de sa position stratégique afin d’exercer un chantage parasitaire sur les puissances extérieures. Jamais le pays, depuis sa création en tant qu’Etat au XVIIIème siècle, n’a été véritablement indépendant sur le plan économique ; il a toujours recherché les subsides d’une grande puissance étrangère, en menaçant cette dernière de s’allier avec sa rivale géopolitique du moment.

Ce jeu de bascule a permis à l’Etat afghan du XIXème siècle et du XXème siècle de fonctionner à peu près. L’essentiel de son budget étant financé non pas par l’économie locale mais par l’injection de fonds étrangers : britanniques, du XIXème siècle au début du XXème siècle, et soviétiques au XXème siècle. En ce début de XXIème siècle, le gouvernement afghan dépend à plus de 90% de la manne étrangère.

Le pays a ainsi perpétué une culture économique foncièrement parasitaire. Il est essentiel, si l’on veut voir l’économie afghane véritablement se rétablir, que le pays puisse resservir de point de transit. La clé de sa prospérité est là et pas ailleurs.

JOL Press : Comment l’Afghanistan pourrait-il retrouver sa position de point de transit ?

 

Michael Barry : Cela passe par un rétablissement de bonnes relations entre l’Iran et les Etats-Unis. L’Afghanistan pourrait alors s’ouvrir, avoir notamment accès à l’économie iranienne, qui est capable de rebondir, de fournir du travail et de réaliser des investissements.

Comme ce n’est pas la configuration actuelle, le pays se trouve contraint de dépendre essentiellement de l’approvisionnement pakistanais. Or le but du Pakistan, c’est un Afghanistan faible. C’est donc une solution mortelle pour Kaboul.

L’Iran, lui, aurait au contraire intérêt à avoir un Afghanistan stable et solide à ses frontières, ne serait-ce que pour briser l’encerclement dont il est – à ses dires – l’objet. L’Etat iranien est le voisin qui pourrait investir à long terme dans l’infrastructure afghane.

JOL Press : Quel est le poids de la production d’opium dans l’économie afghane ?

 

Michael Barry : Celui-ci témoigne d’une économie viciée et parasitaire. Si l’Afghanistan était désenclavé, ce qui suppose la paix à ses frontières, le pays pourrait être encouragé à devenir un producteur essentiel d’opiacés pour le marché médical.

Comme ce n’est pas le cas, la production d’opium afghane se résume à une économie mafieuse, qui nourrit par dessus le marché une grande partie de la dissidence.

L’argent de la culture d’opium ne profite qu’aux narco-trafiquants, qui ne réinvestissent pas dans la construction du pays, dans ses infrastructures – par conséquent toujours délabrées. L’Afghanistan est le pays où le niveau de vie est le plus faible du monde. La situation est catastrophique.

JOL Press : Quelle est l’ampleur de la corruption en Afghanistan ?

 

Michael Barry : Il me semble qu’il serait plus juste de parler ici de « largesses ». Un chef n’est reconnu qu’en fonction des largesses qu’il redistribue ; c’est la légitimité fondamentale du pouvoir en Afghanistan. Un chef qui ne redistribue pas des largesses perd sa légitimité en tant que chef.

La reconnaissance de ce comportement politique fondamental afghan a permis à certaines puissances étrangères de traiter le gouvernement afghan lui-même comme une chefferie de redistribution de largesses.

Peut-on donc appeler cela véritablement de la corruption, à partir du moment où il s’agit d’un comportement fondamental de cette société ?

JOL Press : Les sous-sols afghans sont très riches en minéraux (cuivre, zinc, lithium, fer…). Le pays pourrait-il s’affranchir de sa dépendance envers l’aide étrangère en exploitant ses ressources naturelles ?

 

Michael Barry : Le pays est en effet géologiquement très intéressant.

Mais, si l’Afghanistan demeure une zone d’insécurité fondamentale, où la puissance revient à des seigneurs de guerre qui peuvent trafiquer les ressources pour maintenir leur pouvoir non pas dans l’intérêt du pays en tant qu’unité mais en fonction des fiefs qu’ils contrôlent, il est alors à craindre que le pays soit dépouillé de ses ressources, un peu à la manière de ce qui est arrivé à la République démocratique du Congo.

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

 

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